El Moudjahid : Un crime d’État. C’est en ces termes, on ne peut plus clairs, que vous qualifiez les massacres du 17 octobre 1961. Dans le cadre de la commémoration de l’événement, pouvez-vous expliquer à nos lecteurs, surtout les plus jeunes, comment et pourquoi est-ce un crime d’État ?
Me Benbraham : Le crime du 17 octobre a, en effet, été suscité et commis par un organe qui est un démembrement de l’État. Mais avant cela, je dois expliquer les raisons de ce 17 octobre. Comme vous le savez, la Fédération de France a transposé la Révolution algérienne en France et le FLN a poursuivi son activité sur les terres françaises, au cœur du système politique et répressif français. Là, on n’était plus dans une colonie, mais au cœur de la France. Les activités du FLN étaient pour une Algérie indépendante. Donc, c’était un combat pour la liberté et pour la dignité.
Le 17 octobre 1961 avait été réfléchi par le FLN. Les Algériens vivaient de manière très malheureuse dans les bidonvilles autour de Paris et n’avaient pas accès aux grandes artères et au centre de la ville. Pour tout dire, cela était interdit pour eux depuis longtemps déjà. Retenons, par ailleurs, que l’argent de la Révolution venait, en très grande partie, des salaires des Algériens qui vivaient en France dans les ghettos.

Mais que s’est-il passé exactement et pourquoi cet impressionnant dispositif sécuritaire français à l’encontre d’une marche pacifique ?
Le 5 octobre 1961, Papon, alors préfet de police de Paris, érige un arrêté administratif où il instaure le couvre-feu dans tous ces ghettos, interdisant aux Algériens de sortir après une certaine heure jusqu’au matin. Il a donc instauré un couvre-feu et il a précisé que c’était pour les Algériens. C’était un couvre-feu raciste. Mais notez-bien qu’il s’agit d’une décision administrative. C’est-à-dire que Papon n’a pas pu inventer de son plein gré cette mesure administrative sans l’accord du ministre de l’Intérieur, sans l’accord du Premier ministre et sans le silence et l’approbation du président de la République. Voilà comment on s’achemine vers cette journée sanglante du 17 octobre.
J’ai mentionné que la décision avait été prise le 5 octobre. Mais depuis le 5 octobre, et même peu avant, ils avaient entendu que l’on avait préparé quelque chose et se sont infiltrés dans les milieux algériens. Ils les ont entendu et ont rapporté que le 17 c’était la grande journée de sortie contre l’arrêté préfectorale.
Pour répondre à votre question, «que s’est-il passé et pourquoi ce dispositif», il est important de souligner que Papon était préparé. Aux portes et aux alentours de Paris, il y avait les CRS, des fourgons de police qui attendaient et, donc, quelque chose devait se passer.
Seulement voilà, la consigne du FLN c’était que les hommes devaient sortir endimanchés, c’est-à-dire portant leurs plus beaux habits, parfumés, élégants, et ils devaient faire une marche pacifique. Certains étaient accompagnés de leurs femmes, qui étaient endimanchées également, et mêmes de leurs bébés dans les poussettes. La consigne du FLN était de ne pas prendre avec soi un quelconque objet qui pouvait attirer la méfiance des Français, ne serait-ce qu’une épingle à nourrice.
Il faut dire que cette consigne était scrupuleusement respectée par les Algériens. Les Algériens se sont organisés pour marcher dans les grands boulevards, en rentrant par plusieurs portes, mais d’une manière courtoise, civile et sans violence.
Cependant, avant même l’entrée vers les grandes portes, les camions de CRS les attendaient et la ratonnade de Paris -c’est ainsi que l’on avait alors appelé - avait commencé avec une violence incommensurable. Pourquoi ratonnade (chasse aux rats, NDLR) ? Parce qu’on nous appelait les rats. Ceux qui étaient près de la Seine ont subi le jet à l’eau glacée en plein mois d’octobre. Beaucoup ne savaient pas nager. On parle, par conséquent, d’une noyade volontaire, préméditée ; et là c’est déjà un crime. Ceux qui essayaient de se relever avaient été, soit tués par balles soit par les bâtons de CRS ; ce qui les a renvoyé vers l’eau parfois abasourdis, parfois évanouis, d’où le nombre extraordinaire de personnes décédées.
D’autre part, ils avaient préparé des stades du côté de Versailles, pour y amonceler les Algériens. Les cars les prenaient et les déposaient à l’entrée. Et il y avait sur les deux côtés de l’entrée, une horde de CRS qui les recevaient avec des coups de cross et de bâtons. De ce fait aussi, il y en a beaucoup qui sont morts, beaucoup qui ont eu les os fracturés et on compte autant de blessés. On les entassait les uns sur les autres. Il convient de mentionner aussi que dans la cour de la préfecture de Paris, les cadavres étaient amoncelés. C’est-à-dire qu’ils les ramenaient morts et ils les jetaient dans la Seine. Parmi les vivants, il y avait femmes, enfants, hommes, vieux, etc., sans distinction. Ils ont été violement torturés, puis certains ont été étranglés dans le bois de Vincennes. D’autres ont été transportés par hélicoptère et jetés dans la mer. Un très grand nombre jeté dans le fleuve. Le massacre était tellement grand que Paris était rouge.
Les ordres qui avaient été donnés n’étaient pas clairs, parce que même les CRS ne savaient pas pourquoi ils avaient été récquisionnés d’urgence, et la nuit, et beaucoup n’étaient pas d’accord avec ce massacre. Pour les inciter à tuer sans vergogne, ils mettaient des hauts parleurs sur les camions et ils disaient à tel endroit, il y avait sept de vos camarades qui ont été tués, il faut les venger. Et c’était une façon de les provoquer. De peur de se faire tuer, ils redoublaient de violence dans un instinct peut-être de protection de leurs personnes. C’est pourquoi, il y avait tous ces gendarmes, qui n’arrêtaient pas de taper, et qu’il y avait tous ces gens ensanglantés, tous ces gens tués à bout portant. Et c’était comme ça toute la nuit du 17 octobre, et ça a continué.
Le journaliste Elie Cagan a pris beaucoup de photos, mais il a été menacé, emprisonné et il a même dû jeter à l’eau quelques pellicules. Témoignant dans un reportage, il disait : «J’ai eu peur pour ma vie». Donc, les quelques images que nous avons sont celles d’Elie Cagan et d’un autre journaliste, qui a pu faire un reportage très discrètement. Les Français voulaient éviter que les images du massacre ne se divulguent à travers le monde. Mais malgré cela, le monde entier a pris connaissance de ces événements.
Alors maintenant que peut-on dire d’un crime qui est couvert par le Président, un crime qui est couvert par le Premier ministre et qui est couvert par le ministre de l’Intérieur et exécuté par le préfet de police de Paris. De Gaule disait : «Pour un d’entre-vous qui est blessé, vous en tuerez dix.» Ce sont là les paroles du président de la République française, relayés par le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur et Papon. Cela veut dire que toute la chaine était au courant et que ce crime était béni par De Gaulle lui-même. Certes, il n’avait rien dit du tout, mais il a laissé faire. Par voie de conséquence, c’est l’État français, représenté par son président de la République, qui a commis ce crime. C’est pourquoi on parle d’un crime d’État.
Y a-t-il aujourd’hui des chiffres précis sur le nombre des personnes décédées lors de ces massacres ?
Cette question continue à nous tarauder, nous Algériens, une question qui reste d’ailleurs très importante pour la confection du dossier pénal. Première réponse de Papon. Papon va dire, il y a deux Algériens et un Européen. Donc, trois personnes, pas plus. Mais nous sommes très loin de ce nombre. Comment nous allons déterminer le nombre ? D’abord, il sera difficile de le faire, mais comme il y a autant de corps dans la Seine, il faut bien nettoyer la Seine. C’est la loi. Et pour ce nettoyage, il y a une brigade spéciale, qui s’appelle la brigade fluviale, qui avait pour rôle de nettoyer la Seine. Suite à cela, beaucoup de corps ont été déposés à la morgue et nombre de ces personnes ne sont pas identifiées.
Pour certaines personnes, qui avaient encore leurs cartes d’identité, on mettait le nom, prénom, la date de repêchage ou de décès, le lieu et on met à côté la photo. Mais pour tous les autres, il n’y a pas de photos. Il y avait un simple papier, où on va mettre le nom et prénom de la même manière, et on ne remplira pas le dernier volet, où il y a la photo. Pour d’autres, on va mettre musulman français et on va mettre X, puisqu’il n’y avait pas de nom. Donc, le nombre de X est énorme. Mais devant cette situation, il y avait les avocats.
S’il y avait beaucoup de dépouilles sans noms, cela est dû justement à la préméditation, car ils leur enlevaient les papiers et les brûlaient pour ne pas pouvoir les identifier par la suite. Alors devant un certain nombre de personnes repêchés, le procureur s’autosaisit. Cela est normal parce que c’est des homicides. L’enquête est ouverte par le procureur devant le juge d’instruction après ces événements. Après un certain temps, le juge va remettre une ordonnance de non-lieu sur les fameux registres de la médecine légale. Le motif était le suivant : impossibilité d’identifier les personnes, d’identifier ceux qui doivent se plaindre et d’identifier les auteurs. C’est ainsi que les dossiers ont été clôturées mais ce qui s’est passé c’est que les avocats du FLN, Me Haroun et Me Oussedik ont déposé des plaintes. A lui seul, Maître Oussedik avait déposé 94 plaintes. Maître Haroun avait, lui aussi, reçu un nombre extraordinaire de plaintes de personnes déclarant la disparition forcée de leurs parents. Mais ces dossiers ont traîné devant la justice et n’ont jamais vu l’aboutissement de l’affaire.
Seulement voilà, il y a eu beaucoup de plaintes et des gens qui ont pû être identifiés, il y a eu des parents qui sont allés déposer plainte pour disparition forcée, parce que l’Etat français les a fait disparaître. Et là actuellement, le chiffre de 325 morts est évoqué. J’expliquerai cela dans un moment. Mais je continue d’abord.
Il a fallu attendre très longtemps. Il a fallu attendre 1998 et là il y a eu un procès retentissant contre Papon. Ce dossier a été initié par les enfants de la Shoah, représentés par un avocat dont le parent est mort durant la Shoah. Ils ont initié un procès contre Papon parce que ce dernier avait une part de responsabilité. Lors de ce procès, il y a eu appel à témoignage et Jean-Luc Einaudi est allé témoigner avec un très grand nombre de personnes du crime commis par Papon contre les enfants de la Shoah. Et pendant ce procès, c’était extrêmement intéressant de voir des gens défiler et de le traiter d’assassin de leurs parents, et il a été dit qu’il était également l’assassin des Algériens, le 17 octobre 1961. Papon a été condamné en 1998, et par la suite la Cour suprême a confirmé la condamnation mais là le mot massacres est apparu dans le dossier.
On ne parlait pas du tout de massacres. C’est Jean-Luc Einaudi qui en a parlé le premier. Il fait un article dans le journal le Monde où il parle pour la première fois de crime contre l’humanité de Papon. Et Papon, alors que son procès ne s’est pas terminé, en 1999, va déposer une plainte contre Jean-Luc Einaudi pour diffamation. Jean Luc Einaudi très content d’avoir réussi son coup en provoquant Papon, vient devant le tribunal, mais avec lui, des parents de personnes disparues. Il va ainsi ramener les gens qui ont témoigné, ceux qui étaient présents. En fin de compte, Jean-Luc Einaudi a été relaxé, mais ce qui est très important c’est que pour la première fois dans un jugement on parle du massacre du 17 octobre 1961. Cette notion de massacre, pour nous juristes, est extrêmement importante.
Alors on parle de la ratonnade des Algériens. On parle de la noyade des Algériens et on parle également du massacre. Or le massacre est un crime contre l’humanité. A la période où se déroulait le procès de Jean-Luc Einaudi, Elizabeth Guigou est ministre de la Justice. Et quand on a confirmé que c’était bien un massacre, Guigou demande sur la base de ce mot, massacre, une enquête. Elle va demander de faire une enquête objective sur le 17 octobre 1961 et « loin des mensonges politiques » et « plus près de la vérité ».
Voilà comment le droit évolue, un simple mot ouvre une enquête. Chevènement qui était ministre de l’Intérieur a également demandé une enquête. Il y a deux rapports, celui de l’Intérieur et de la Justice qui ont été vraiment très compromettants concernant non seulement Papon mais aussi tous les autres ministres, y compris le président de la République de l’époque, De Gaulle, qui ont tous masqué la vérité. Ils ont même nié l’existence de ce 17 octobre en disant qu’il y avait seulement deux ou trois victimes.
Pour revenir au nombre exact des Algériens décédés durant ces massacres. Jean-Luc Einaudi est arrivé aux chiffres de 325 morts. En fait, il a reçu ces chiffres de deux archivistes ; en l’occurrence, Brigitte Lenne et Philippes Grand qui ont été sanctionnés et qui ont passé des moments très durs mais qui sont venus témoigner parce qu’ils avaient les archives de la préfecture de police de Paris et les chiffres dont ils parlent sont réellement ceux des archives de l’époque.
Quelle avait été la décision prise contre Maurice Papon ?
Le procès de la Shoah a conclu l’incrimination de Papon et ce dernier est jugé pour complicité de crime contre l’Humanité. Il faut dire aussi que le ministre de l’Intérieur de l’époque, Michel Debré, est venu déposer à la barre en disant que l’Etat se désolidarise de Papon. Debré a en somme affirmé que « c’est un crime commis par Papon et donc, moi, ministre de l’Intérieur et mon prédécesseur, nous ne sommes pas responsables ».
Vous voyez comment ils veulent couper le cycle de raisonnement juridique qui nous conduit au ministre de l’Intérieur, Premier ministre, président de la République. La décision qui a été rendue et confirmée par la Cour de cassation : Papon est responsable des crimes de la Shoah et il sera condamné pour complicité de crime contre l’humanité. Mais le fait est que dès lors qu’on condamne un fonctionnaire de l’Etat pour crime contre l’humanité et que pendant le procès, il déclare avoir agi sur ordres du ministre de l’Intérieur, du Premier ministre et du Président de la République, cela veut dire que le tribunal et la Cour ont confirmé que l’Etat implicitement était, effectivement, l’auteur principal et que Papon n’était que le complice de ce crime d’Etat.
Donc, jusqu’à récemment, il y a eu du travail, beaucoup de travail sur ce dossier mais aujourd’hui encore, il n’est pas clos. Il ne fait, peut-être, que commencer parce que nous, de notre côté, nous avons reçu également des plaintes des ayants droit.
Concernant les témoins, parlons-on justement…
Les autorités françaises de l’époque ont jeté des Algériens dans la Seine. Ils ont brûlé des corps au Bois de Boulogne et au bois de Vincennes. Il y a eu plusieurs dizaines d’Algériens qui ont été pendus à des arbres et ont été étranglés avec leurs pantalons en les accrochant à un arbre… des pendaisons horribles. Pour les témoins — et comme les Français avaient peur que ces derniers puissent parler, raconter les faits et que le FLN fasse par la suite quelque chose — ils les avaient envoyés, chacun, dans des camps de concentration et de torture à travers l’Algérie. Des milliers d’Algériens sont morts sous la torture ici en Algérie parce qu’ils avaient vécu le 17 octobre et que la France voulait effacer toutes formes de preuve et de témoignage. Mais comme dans tous les crimes, la vérité finit toujours par resurgir, un jour ou l’autre.
Et il faut signaler qu’aujourd’hui, certaines archives ont été libérées et que nous avons des photos de ces massacres, avec des identifications pouvant s’effectuer sur la base de ces photos.
Aujourd’hui, tous ces témoignages et cette identification représentent, pour nous, une façon de rouvrir le dossier. C’est donc un dossier qui n’a pas livré tous ces secrets sachant qu’aujourd’hui, le mensonge politique français est en train d’être dévoilé.
S. G.