Un jour, un livre : Salima Mimoune, la pieuvre

Par Aomar Khennouf

«Hedda ne savait pas encore que Bachir venait d’être égorgé». C’est la dernière phrase de ce livre, «La pieuvre», de Salima Mimoune. Une fin qui ne sera que le début de la tragédie nationale qui dura dix ans, qui n’est pas vraiment finie et que le roman de Salima Minoune s’attela à démonter les mécanismes qui ont mené à la deshumanisation de notre société, sa désintégration je dirais, à travers l’histoire de Yousra et de Yanis. Deux jeunes lycéens qui n’avaient en tête que deux choses : s’aimer et réussir leurs études. Décrocher le sésame qui leur permettra de fuir un environnement mortifère, rétrograde et obscurantiste. C’est trop demander, selon les égorgeurs. Mais qui est Bachir ? Dans le roman, c’est un professeur de lycée qui enseigne la sagesse et cultive l’esprit critique de ses élèves. Un esprit qui refuse le bourrage de crâne et l’alignement docile dans les rangs de «la fouine» et du professeur d’histoire qui n’est qu’ «un professeur à histoire». Bachir, c’est Amzal Kamal, Belkhenchir, Alloula, Djillali Liabès. Il est tous ces esprits libres que la nébuleuse extrémiste, ces extraterrestres venus de la planète du moyen-âge, a assassinés dans le but d’assassiner l’espoir et l’étouffer dans la poitrine de ceux qui aspirent au progrès, à la science et à la culture. Quelques lignes avant cette terrible phrase de la fin, Hedda disait à Yousra, cette rose que les charognards ont voulu arracher à la vie, des mots que le cérumen placé dans nos oreilles par les maîtres de notre destinée et leurs alliés, nous a empêchés d’entendre et d’en saisir la portée et le péril. «Un jour, tu comprendras que le ver était dans le fruit bien avant ; depuis des siècles à dire vrai ! Tu verras aussi que ces mercenaires vont multiplier les alliances et tenter d’imposer leurs lois. Le pays ne fonctionnera plus alors que sous le règne des rapaces et des charlatans». Oui, les loups étaient dans la bergerie depuis bien longtemps. Ils ont attendu que leur maître leur ordonne d’infester nos villes, nos villages et nos esprits. Nul n’ignore ce qui s’est passé et l’ampleur du séisme qui a ravagé notre pays une décennie durant. On peut tout reconstruire. Rebâtir ce qui a été détruit, maisons, écoles, collèges, lycées et les ponts, est la chose la plus aisée. Mais les vies humaines qui ont été arrachées, nul ne peut les ressusciter. Et qui peut faire revenir les milliers des meilleurs enfants de ce pays qui ont été contraints à l’exil, à ce dur métier qui tue à petit feu. Je m’égare dans cet instant littéraire, peuvent me dire certains. Mais lorsque vous avez vécu chaque instant de chaque page de ce roman, vous ne pouvez rester insensible aux réminiscences qu’il provoque, ni ne pas replonger dans les méandres nauséabondes de cette pieuvre qui a failli nous engloutir corps et âme. J’ai écrit plus haut que la tragédie aura duré dix ans et qu’elle est loin d’être terminée. Je persiste et je signe des deux mains. Elle est encore là et elle se manifeste, sous d’autres formes, plus pernicieuses, pour annihiler toute volonté contraire aux projets des alliances diaboliques. Des alliances contre nature. Ecrire et raconter dans toutes les formes que permet la littérature, des écrits historiques et véridiques, des romans, des essais, en poésie s’il le faut, devient un acte de résistance. Un combat contre le retour au Moyen-Age. Oui, un combat contre ceux qui n’ont pas hésité à utiliser le ciel pour écrire le nom d’Allah. Un miracle dans le ciel du stade 5-Juillet pour faire croire qu’ils sont des prophètes. Oui, c’étaient des prophètes, mais de l’apocalypse. J’ai beaucoup aimé ce roman. Je l’ai aimé parce que dans certains passages, je revoyais les lieux où mes aïeux ont vécu et où certains vivent encore. Dans ces lieux, sur leurs montagnes, où ils pourchassaient le sanglier, le vrai, celui qui faisait des ravages dans les carrés qu’ils cultivaient pour assurer leur subsistance. Ils le pourchassaient en regardant les «sittelles aux couleurs d’éden, nichant aux creux des arbres, s’envoler au bruit de leurs pas» Oui, c’était un bout de l’éden que certains ont transformé en géhenne. «La pieuvre», un livre à lire et à partager pour se rappeler nos rêves et continuer à les vivre. Ils ne sont pas arrivés à les briser. Malgré toutes les roses qu’ils ont coupées, le printemps ne cessera pas de fleurir.

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