Il y a 40 ans, le 1er décembre 1985, le plus prolifique des peintres algériens tire sa révérence. M’hamed Issiakhem est un des fondateurs de la peinture moderne en Algérie. Sa manière de peindre, profondément singulière, est immédiatement identifiable : la signature d’un génie.
Peinture, œuvre à la plume, dessins, timbre et billet de banque, Issiakhem a toujours eu le geste fertile. Né le 17 juin 1928 à Ath Djennad, en Kabylie, M’hamed Issiakhem grandit à Relizane où son père tenait un bain maure. L’enfant suit l’école indigène jusqu’en 1945, avec une interruption durant la Seconde Guerre mondiale lorsque les troupes alliées réquisitionnent les établissements scolaires.
Le 27 juillet 1943, un événement tragique bouleverse sa vie : une grenade récupérée dans un camp américain explose entre ses mains. Le drame coûte la vie à son neveu et à deux de ses sœurs et blesse d’autres membres de la famille. Issiakhem survit, mais après deux ans d’hospitalisation, il revient amputé de l’avant-bras gauche. La revanche sur ce tragique accident sera marquée à l’encre indélébile. Il fut est restera un peintre hors normes.

En 1947, il s’inscrit à la Société des beaux-arts, puis à l’École nationale des beaux-arts d’Alger dans l’atelier de Mohamed Racim. Dès 1951, il participe à sa première exposition à Paris lors des célébrations du bimillénaire de la ville. C’est aussi l’année de sa rencontre avec Kateb Yacine.
À l’indépendance, il retourne à Alger et retrouve Kateb Yacine et devient dessinateur pour Alger Républicain jusqu’en 1964, puis collabore à d’autres journaux. Membre fondateur de l’Union nationale des arts plastiques, il enseigne à l’École polytechnique d’architecture et d’urbanisme.
Souvent, en évoquant Issiakhem, on parle de son amitié avec à Kateb Yacine qui lui a donné son célèbre surnom «Œil de lynx». Dans un ouvrage qui lui a été dédié après sa mort, édité par les éditions Bouchène dans les années 1980, Kateb expliquait cette amitié en disant : «On a lié une amitié sans bornes, parce qu’il nous arrivait souvent de boire ensemble des nuits entières. D’innombrables nuits blanches. Les bistrots qu’on fréquentait à Paris, c’était des bistros d’immigrés parce qu’on recherchait l’Algérie. Et comme au bistro on parle beaucoup à ce moment-là s’établissent des liens qui durent toute la vie.»
Une autre amitié est tout aussi importante, celle qu’il a noué avec Benamar Médiene. Sociologue, spécialiste de l’histoire de l’art, romancier, le rôle de Médiene dans la préservation et la valorisation de l’œuvre d’Issiakhem s’impose avec force. Parmi ses ouvrages : Issiakhem - Texte de Benamar Médiene, l’ouvrage M’hamed Issiakhem, autoportrait, et bien d’autres.
Une longue amitié
Benamar Médiene n’avait que vingt ans quand il a rencontré Kateb Yacine et Issiakhem. Il dira : «Issiakhem et Kateb étaient, à mes vingt ans commencés, mes repères dans l’algérianité et dans l’art. Ils deviennent pour moi deux repères majeurs, deux figures fondatrices dans sa compréhension de l’Algérie et de l’art. J’ai appris à voir, à entendre, à comprendre auprès d’eux.»
Son témoignage est personnel puisqu’il a bien connu l’artiste d’abord comme un ami. Il est aussi précieux pour comprendre la pensée issiakhémienne. Médiene décrit le peintre comme «un être irrévérencieux, subversif, généreux, provocateur mais profondément fraternel. Un artiste qui avale de la poudre à canon, pour mieux en faire jaillir une peinture intransigeante».
En parcourant les différents ouvrages qui ont été dédiés à Issiakhem, mais aussi Khadda et Kateb Yacine, l’auteur nous plonge dans une époque faste en création artistique. Médiene restitue le contexte, les événements avec une précision intellectuelle qui rend son travail indispensable dans un pays où les archives sont dispersées et les œuvres parfois inaccessibles.

L’œuvre de M’hamed Issiakhem continue de susciter l’admiration et l’intérêt grâce à des passeurs comme Benamar Médiene. En racontant Issiakhem, en interprétant ses toiles, en transmettant sa vision de l’art, Médiene ne se contente pas d’honorer un ami, il offre aux nouvelles générations les clés pour comprendre un peintre qui a fait de sa douleur un langage universel.
Sur sa peinture, il dira : «Issiakhem bouscule les codes de la représentation visuelle. Ligne tendue, pâte épaisse, couleurs sourdes, lumière retenue : chaque tableau semble une confrontation directe avec le réel, sans artifices ni concessions. Les figures féminines dominent son œuvre, souvent au bord de la métamorphose, habitées de légendes et de mémoire. Les autoportraits, notamment ceux de 1976 et 1985, témoignent d’un dialogue intérieur permanent, où le peintre se scrute pour mieux comprendre le monde.»
Ce que Médiene révèle des tableaux d’Issiakhem
Issiakhem signe son premier autoportrait en 1949, où il se représente à l’apogée de sa jeunesse. Les suivants datent respectivement de 1976 et 1985. Dans l’autoportrait de 1976, on peut lire la dédicace : «À Zoulikha et Djaffar Inal puisque cette gueule ne m’appartient plus.» Ce portrait témoigne de son amitié avec la moudjahida et femme de lettres Zoulikha Benzine, épouse Inal et sœur d’Abdelhamid Benzine, décédée en 2012 à l’âge de 71 ans. L’autoportrait de 1985 est, quant à lui, dédié à la chimiothérapie de Zoulikha.
Médiene décrit les autoportraits comme des œuvres où l’artiste se confronte directement à lui-même. Issiakhem s’y regarde «droit dans les yeux», arrachant et exposant son monde intérieur.
«Ces tableaux montrent un homme lucide, frontal, refusant l’abdication, qui cherche à se saisir lui-même à travers la peinture. Il s’y peint sans masque, sans artifice, au centre de l’Histoire et de la vie, dans un geste comparable à Van Gogh avançant dans un champ de tournesols, chevalet sur le dos», décrit-il.

Les Aveugles, une toile décrite comme «soutenue, dense, expressionniste, presque sculptée et gravée». Les personnages, les yeux levés vers une ligne d’horizon invisible, avancent à tâtons, par les mains et la peau, en dialogue avec la terre.
«Le tableau joue sur un camaïeu de verts, alternant clair et sombre, jour et ténèbres. Les aveugles ne sont ni faibles ni vaincus : ce sont des marcheurs anonymes, la nuque raide, porteurs d’une ascension intérieure», décrit Médiene. Un extrait du poème Le Vautour de Kateb Yacine accompagne symboliquement l’œuvre.
D’un bleu sidéral, Carré bleu a été peint en 1983 à la sortie d’Issiakhem du coma suite à un accident de voiture. Au centre inférieur, ressort un petit carré bleu vif, très contrasté par rapport au reste de la composition. C’est l’unique élément coloré et lumineux, ce qui attire immédiatement le regard. Ce tableau montre qu’Issiakhem pouvait être dans l’abstraction pure.
Issiakhem dit de ce tableau : «Il a été ma perception inconsciente du chaos primitif, un retour abstrait à ma condition d’homme et à mon drame. Ma mémoire s’est peut-être entrouverte, et j’ai pu voir mon signe zodiacal en bleu dans une immensité obscure et atomisée.»
Pour Médiène, Carré bleu est un retour à l’abstraction, au monde des formes pures, avec cette idée duelle de la durée et du précaire que souligne l’usage de grains de sable agglomérés sur la toile par du goudron. Sable et goudron menacés d’effritement, alors que le carré, d’un bleu clair, paraît inaltérable dans la géométrie de la masse minérale», souligne l’historien.
Dans des lignes rédigées en 1987 et publiées dans un beau livre des éditions Bouchène, Médiene évoque sa propre douleur après la mort de son ami. «J’ai subi la mort d’Issiakem comme on subit une catastrophe», dira-t-il. Les deux amis se sont rencontrés à Paris en 1962. Il écrit que sa connaissance d’Issiakhem était «personnalisée, plurielle et phénoménologique», c’est pourquoi quand il l’évoque, le récit est «éclaté, emboité, émotionnel, ou rationnel».
Issiakhem meurt le 1er décembre 1985, victime d’un cancer, laissant une œuvre qui fascine à ce jour.