Ahmed Bedjaoui revisite l’âge d’or de la RTA et ses ambitions cinématographiques

Dans le cadre du Festival international du film d’Alger, le réalisateur, producteur, critique et universitaire Ahmed Bedjaoui a animé une master-class autour des productions de la Radio Télévision algérienne (RTA) et ses ambitions cinématographiques. Durant cette rencontre, Bedjaoui revisite l’âge d’or de la RTA et ses ambitions cinématographiques (1970-1980).

Ahmed Bedjaoui a construit une carrière riche dans la presse, le cinéma et la télévision. Diplômé de l’IDHEC en 1966 et titulaire depuis 1983 d’un doctorat en littérature américaine consacré à Scott Fitzgerald et Hollywood, il débute comme journaliste indépendant, notamment pour les pages cinéma, télévision et radio. Dès 1969, il rejoint la Télévision algérienne comme producteur et animateur d’émissions cinématographiques, avant d’occuper le poste de programmateur et responsable des archives à la Cinémathèque algérienne.

Ce parcours a été jalonné de rencontres qui ont contribué à forger sa culture et son apprentissage cinématographiques. Mais les prémices de cette passion remontent à une histoire familiale.

«À cinq ans, je découvrais déjà le cinéma grâce à mon oncle, orphelin dont mon père était le tuteur, et qui travaillait comme projectionniste. Dans le Tlemcen des années 1950, il y avait 450 salles en 35 mm et près de 1 000 points de projection itinérante en 16 mm. La télévision n’existait pas encore. Elle n’apparaîtra qu’en 1958, donc le public était friand de cinéma. Mon oncle ramenait parfois l’appareil 16 mm à la maison, et c’est ainsi que j’ai vu mes premiers films, comme Tahia Carioca et les œuvres de Youssef Chahine. Ces mêmes films, je les ai repassés plus tard dans les émissions que j’animais tellement ; ils m’ont marqué», raconte-t-il.

Le jeune cinéphile ne s’éloigne pas des projecteurs. À Tlemcen, le ciné-club local, dirigé par un ami intime de Jean Cocteau, devient pour lui un lieu d’apprentissage déterminant. Ce dernier l’introduit à la Fédération africaine des ciné-clubs avant d’être expulsé d’Algérie pour son soutien au FLN. «Je reviens sur ces épisodes de ma jeunesse pour dire que quand j’ai commencé à travailler à la Cinémathèque j’avais à peine la vingtaine mais j’étais déjà rodé», précise Bedjaoui.

Quand la RTA ouvre ses ondes au cinéma

Ahmed Bedjaoui rejoint la Radio en 1967, le directeur d’El Moudjahid de l’époque, Bouraghda, venait d’être nommé à la tête de la Radio et Télévision Algérienne (RTA). Il lui confie une émission consacrée au cinéma, منبر السينما  – Le pupitre du cinéma – qu’il a animée pendant deux ans.

«Alger comptait alors 52 salles de cinéma, avec près de 10 avant-premières chaque semaine, et notre programme proposait l’analyse détaillée de ces nouveautés. Plus tard, lorsque Mohamed Zerrouk accéda à la direction de la RTA, il m’entendit à la Radio et me demanda de concevoir une nouvelle émission cinématographique, dans l’esprit des Dossiers de l’écran, mais plus ambitieuse encore. C’est ainsi qu’est né le premier ciné-club télévisé entièrement dédié à l’analyse filmique dans tout le bassin méditerranéen : «Télé Ciné Club/ روائع الفن السابع », que j’ai animé de 1969 à 1989», se souvient Bedjaoui.

La première émission, diffusée en direct à 23 h pour le mettre à l’épreuve, il choisit le film M le maudit de Fritz Lang (1931), l’un des tout premiers films parlants. Pour l’anecdote, en  rentrant chez lui, Bedjaoui dit à sa femme : «J’ai fait ma première et probablement dernière émission» tant le pari semblait risqué. Mais le public a immédiatement répondu présent : dès le deuxième numéro, le programme est passé en prime time. «Nous sommes restés en direct pendant quatorze ans, jusqu’en 1983, sans aucune possibilité d’interruption.»

Laghouati un gestionnaire exceptionnel

Pour Bedjaoui, parmi les personnes qui ont fortement marqué son parcours personnel et professionnel, c’est Abderrahmane Laghouati. Bedjaoui rappelle qu’au départ des Français de la Radio en octobre 1962 ils avaient parié que personne ne pouvait la faire marcher. Le soir même la Radio émettait grâce à lui.

Abderrahmane Laghouati, dit Laroussi, a été directeur technique de la RTA pendant dix ans, jusqu’en 1972, année où il rejoint l’Office national du cinéma (ONCIC) en tant que directeur général. Il propose à Bedjaoui de l’accompagner et le nomme conseiller du directeur général, fonction que j’ai occupée de 1971 à 1977.

«À cette période, le président Houari Boumediene a largement soutenu la Télévision, lui accordant des moyens considérables. Le premier film produit dans ce cadre fut Noua d’Abdelaziz Tolbi en 1971, suivi de Les Spoliateurs de Lamine Merbah et Les Enfants de Novembre de Moussa Haddad. Ces trois réalisateurs étaient les véritables prodiges de la Télévision. Leurs films, considérés comme de véritables chefs-d’œuvre, ont été gonflés en 35 mm et projetés dans les salles de cinéma», se souvient-il.

Abderrahmane Laghouati est ensuite nommé directeur de la RTA. C’est à son initiative que la revue Les Deux Écrans voit le jour.

Pour Bedjaoui, Laghouati avait cette passion pour le cinéma, et c’était aussi l’ambition du président Houari Boumediene, qui, d’ailleurs, a subventionné les téléviseurs qui se vendaient à l’époque à 1 000 DA alors que le prix initial était beaucoup plus élevé. «Boumediene disait que la Télévision était l’université du pauvre», précisera-t-il encore.

«Ces dix ans passées à la Télévision m’ont permis de produit 83 longs-métrages, 200 longs- métrages documentaires, j’ai produit des feuilletons et j’avais le département des dramatiques musicales. C’était la plus belle période de ma vie car c’était la plus productive», confie Bedjaoui.

L’importance de l’analyse

Pour Bedjaoui, ce qui fait avancer la culture cinématographique est l’analyse, comme ce qui se faisait sur Télé Ciné Club ou encore la revue Les Deux Ecrans. Il affirme que la première année des études de cinéma doit être consacrée entièrement à l’analyse.

«Une année, avec mes étudiants, j’ai choisi le film Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, sorti en 1951 et interdit en France car il s’agit d’un film antimilitariste. Je leur montrais les 90 premières secondes, que nous analysions pendant une heure et demie de cours. Nous faisions cela à chaque séance, durant toute l’année. Nous analysions image par image. Et, à la fin de l’année, je demandais aux étudiants de réécrire le scénario sans revoir le film. Cela leur permettait de comprendre comment un film part d’un texte pour devenir un récit», rapporte Bedjaoui.

Pour lui, le réalisateur a des pulsions et une grande part d’émotion dans sa création. Le critique va chercher dans l’inconscient du réalisateur et offrir une explication au public.

Bedjaoui se souvient qu’il a reçu en 1972 Mohamed Zinet et Momo pour parler de Tahya Ya Didou, «On a eu 8 million de spectateur, c’est dire a quel point ces sujets intéressait le public ».

Pour Ahmed Bedjaoui, l’analyse n’est pas un simple exercice académique, elle constitue le cœur même de la culture cinématographique. En apprenant à regarder autrement, à interroger chaque plan, l’étudiant comme le spectateur se verra au-delà de l’œuvre.

 

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