
Entretien réalisé par : Tahar Kaidi
Le président du Haut Conseil de la langue arabe (HCLA), Salah Belaïd, parle «d'une dimension de la diversité culturelle riche et salutaire» dans l'existence des langues maternelles. Il insiste, dans cet entretien, sur l'importance de la recherche scientifique dans la préservation des langues comme patrimoine immatériel.
El Moudjahid : Comment appréciez-vous l'importance de la langue maternelle dans la construction intellectuelle de l’enfant ?
Salah Belaïd : Il est inutile de rappeler que les études en linguistique ont incontestablement confirmé l'importance de la langue maternelle dans le développement dans un sens global incluant le développement cognitif, psychologique, social, culturel et même politique et économique. La langue maternelle est la source à travers laquelle l'enfant se nourrit d'un ensemble de normes logiques et intuitives, dont il a la maîtrise mieux que dans une autre langue. Il y a une différence entre «langue maternelle» et «langue mère». La dernière transcende et englobe la première. Lorsqu'il entend sa mère parler, un enfant ne reçoit pas une langue à proprement dit, mais il entend des syllabes, qui seront développées, enrichies et approuvées une fois à l'école, à travers l'apprentissage de règles fondamentales de la grammaire. Cela dit, il faut souligner que l'on ne peut parler de la langue mère qu'à la conjonction de plusieurs conditions. Elles sont au nombre de 12. Il faut qu'elle soit la langue officielle, la langue des médias, du discours officiel, de la Constitution.
En plus d'avoir ses propres symboles et signes d'écriture, elle doit également constituer le dénominateur commun pour plusieurs groupes ou communautés sociales lorsque plusieurs autres dialectes existent et qui ne permettent pas une fluidité communicationnelle. Il existe en Algérie deux langues maternelles qui sont l'arabe et l’amazigh. C'est là une dimension de la diversité culturelle qu'on ne peut que qualifier de riche et salutaire. Mais il faut préciser que lorsqu'on parle des langues, le plus intéressant est de souligner la complémentarité et l'importance de la pratique dominante. La Journée internationale de la langue maternelle célèbre la diversité et la richesse, loin de toute instrumentalisation politique et idéologique.
Une caractéristique générale d'une langue seconde est qu'elle est utilisée pour intégrer ses locuteurs dans un groupe majoritaire dont la langue n'est pas la leur. Cependant, les langues secondes ont des aspects très divers, en fonction de leur propre situation, d'une part. Ses utilisateurs, le degré de demande de ces derniers pour une seconde langue dépendent en revanche de la zone géographique dans laquelle elle est pratiquée. Une diversité linguistique est une richesse importante, et, de ce fait, tomber dans le piège de l'idéologie conduit à une impasse qui ouvre la voie au communautarisme et au séparatisme. On voit souvent dans l’histoire des planifications linguistiques, la langue seconde imposée est souvent la cause réelle des conflits linguistiques et des clivages identitaires.
Pour vous donc, la surenchère pour imposer une langue par rapport à une autre n'est qu'une fausse polémique ?
Absolument ! Notez que la langue maternelle ne s'apprend pas, elle est assimilée. Donc pas de risque de disparition ou de rupture. L'Algérie célèbre cette journée, pour mettre en exergue non pas uniquement la diversité des pratiques linguistiques, mais la richesse et la diversité culturelle. Néanmoins, il faut noter que lorsqu'on évoque la problématique linguistique, il n'est pas question de hiérarchiser ni de classifier les langues. On parle plutôt de l'ordre de mérite. Autrement dit, l'influence d'une langue et la domination du groupe parlant dans une sphère sociale. La langue arabe en Algérie est la langue de la République et de la Constitution, et tamazight a aussi un statut officiel, et ses 4 variantes dans les différentes régions du pays sont protégées et préservées. Tamazight, c'est 35 variantes. Évoquer les langues, c'est parler de la diversité culturelle et de la richesse civilisationnelle. Il n'en est point question d'exclusion, mais de préservation des racines historiques et civilisationnelles. Alors qu'on s'apprête à célébrer cette date, une langue a disparu en Colombie, il y a quelques jours. C'est pour dire combien est fragile la langue si l'on ne se met pas à la préserver par la recherche scientifique. L’alternance entre la langue maternelle et la langue acquise est enrichissante, dans la mesure où la langue acquise donne l’occasion de découvrir ses origines, et ainsi la consolidation se réalise mutuellement. Les différentes études ont démontré qu'il y a des avantages cognitifs chez les jeunes enfants bilingues. Ceux-là semblent avoir une plus grande flexibilité mentale, de meilleures facultés d'inhibition, et cette prévalence cognitive semble se prolonger tout au long de la vie de l'enfant et plus tard de l'adulte. La plupart des psycholinguistes et spécialistes s'accordent à dire que le bilinguisme est un atout, car il permet aux enfants, plus tard aux individus, de s'adapter aux situations nouvelles et de se libérer des pentes de la pensée.
Comment le potentiel de la technologie peut-il faire progresser l'éducation multilingue et ainsi promouvoir la diversité culturelle et le dialogue interculturel ?
Permettez-moi de saisir cette opportunité, pour vous annoncer l'organisation par le Haut Conseil de la langue arabe (HCLA) d'un séminaire sur ce qu'on appelle «l'empreinte linguistique». Il sera question de proposer un outil qui permet aux intervenants de différents secteurs, pour s'initier aux problématiques de la langue et de ses usages, notamment dans la sphère virtuelle. C'est dans une approche interdisciplinaire que nous avons proposé l'organisation de ce séminaire. Seront donc présents à côté des acteurs institutionnels, tels la gendarmerie et la police, des chercheurs en linguistique, des informaticiens, des juristes, pour débattre de la question de «l'empreinte linguistique».
Le HCLA aura à proposer ainsi sa contribution scientifique pour l'enrichissement du cadre juridique pour la protection des utilisateurs du net, des effets négatifs des discours de la haine, de l'usurpation de l'identité et de la cybersécurité. Admettons que la diversité culturelle soit un facteur déterminant pour créer les conditions du vivre ensemble, de l'acceptation de l'autre, de sa différence, de ses valeurs et chercheur ce qui constitue l'espace commun entre le moi et l'autre est ce qui doit être impérativement mis en exergue. L’une des perspectives qui restent à développer est celle qui s’inscrit dans le domaine de l’informatique et des nouvelles technologies. La question de l’aménagement orthographique, de la clarification des règles grammaticales est toujours à l’ordre du jour dans les milieux universitaires.
T. K.