Houari Boumediène : Un homme d’État atemporel ( Partie II )

Chems Eddine Chitour (*)

Le quarante-sixième anniversaire du décès du Président Boumediène, survenu le 28 décembre 1978, nous donne l’opportunité de rappeler quelques traits de ce que fut l’homme, son ambivalence et son héritage. L’histoire de l’Algérie indépendante, c’est d’abord un rêve réalisé qui a failli tourner au cauchemar, n’était un sursaut salvateur du peuple avec le fameux «Sebaâ s’nine barakat ! » (Sept ans de douleur, cela suffit !). Beaucoup d’écrits ont été publiés sur ce personnage qui ne laisse indifférent ni ses laudateurs ni ses détracteurs qui lui reprochent d’avoir réduit les libertés à leur plus simple expression pour garder le pouvoir. Mais peut-on honnêtement ne parler que de cela et faire l’impasse sur les espérances qu’il avait suscitées en construisant l’État ?

Paul Balta trace à grands traits le portrait du président Boumediene :
«(...) Contrairement à certains chefs d´État d’autres pays arabes, il ne s’était pas fait construire ni un ni plusieurs palais luxueux, ni en Algérie ni à l´étranger. (...) Il était très réticent à évoquer sa vie privée. Je sais toutefois qu’il était très attaché à sa mère et lui donnait pour vivre une partie de son salaire. Il s´était disputé avec elle car sa mère lui avait demandé de faire exempter son frère cadet Saïd des obligations du Service national. Houari Boumediene opposa un refus catégorique. Quelque temps plus tard, en effet, Saïd qui fit ses études à l´Ecole nationale polytechnique, le frère cadet accomplissait, dans des conditions très ordinaires, son Service national...»(1)
On a dit de Boumediène que c’était un populiste. Est-ce être populiste que de prononcer la fameuse phrase «Kararna ta´emime el mahroukate» (Nous avons décidé la nationalisation des hydrocarbures) ? Par cette phrase, Boumediene annonçait à la face du monde que l’Algérie tenait en main son destin énergétique. Dans le contexte de l’époque, il fut avec le regretté roi Fayçal - qui avait pour Boumediene une réelle considération - et avec le shah, les artisans d’une vision de développement des pays de l´Opep.
Le président Boumediène a été «l’un des plus fervents défenseurs» de la cause palestinienne. Il avait martelé à Kissinger, secrétaire d’Etat américain : «La cause palestinienne est sacrée, nous sommes solidaires du peuple palestinien. Exiger plus que lui c’est de la démagogie, accepter moins que ce qu’il demande, c´est de la trahison.»
Ce qui arrive aujourd’hui à Ghaza est une tache à la face des nations, ce qu´Israël a fait relève d’une shoah continue sous le regard lâche des pays arabes. Souvenons-nous comment Boumediène «dérangeait» le consensus ambiant et ses interventions étaient vue comme des ruptures par rapport à la résignation : «Les expériences humaines dans bien des régions du monde ont démontré que les liens spirituels (...) n’ont pas pu résister aux coups de boutoir de la pauvreté et de l’ignorance pour la simple raison que les hommes ne veulent pas aller au Paradis le ventre creux. (...) Les peuples qui ont faim ont besoin de pain, les peuples ignorants de savoir, les peuples malades d´hôpitaux.» Cette phrase de Boumediene à la conférence des Etats islamiques à Lahore en 1974 est profondément subversive pour les potentats arabes et les musulmans. (2)
En un mot, depuis 2020, poursuit Boumediène dans le dialogue imaginaire post mortem : «Des actions importantes ont été engagées  malgré un environnement difficile ! J’ai observé un changement de méthode, dès le départ le ton est donné : un peuple qui ne croyait plus en ses dirigeants du fait d’une corruption qui a gangréné le corps social ; un baril qui plongeait autour de 20 dollars et en prime le Covid qui a gelé une grande partie des activités. Quarante-six ans plus tard, on retrouve enfin les vertus de l’industrialisation par le fer et l’acier comme ce fut avec l’épopée d’El Hadjar cette fois avec Gara Djebilet. On retrouve l’ambition des grands travaux comme le rail qui va sillonner l’Algérie en commençant par mettre Tamanrasset à 8h d’Alger grâce à un TGV à 250 km/h. On retrouve aussi la nécessité de ne pas vendre des matières premières mais de vendre des  produits finis à forte valeur ajoutée». « Beaucoup d’actions, poursuit Boumediène dans le dialogue post mortem, ont été faites pour moraliser la vie publique. Le chantier était titanesque parce que beaucoup de mauvaises habitudes de consommation ont perduré avec la mentalité du bayleck . Certes, actuellement des actions positives sur l’aspect quantitatif  ont été réalisées, mais dans le nouveau monde qui se dessine ce n’est pas l’aspect quantitatif qui prévaut mais l’aspect qualitatif. Rien de pérenne ne tiendra si nous n’avons pas une éducation de qualité. Des lycées d’excellence en mathématiques pouvant mener les candidats au Bac mathématiques des 2% actuels à la barre des 25% qui est la moyenne mondiale devraient être mis en œuvre» . «Si on veut arriver à l’autonomie dans les secteurs fondamentaux de la sécurité alimentaire, énergétique et même scientifique, les pôles d’excellence sont le plus sûr moyen de former une élite du savoir, seule défense immunitaire, notamment par le développement de l’informatique et de la robotique, en un mot de la maitrise des data pour prétendre à la mise en place de l’Intelligence artificielle qui préfigure les futurs défis. C’est la seule voie à suivre.    Ainsi la formation de l’élite permettra de répondre  aux défis de la civilisation basée sur l’informatique et l’IA. Notre cap, une fois accepté, il nous faudra de la détermination de la résilience des nuits blanches et par-dessus tout la volonté de convaincre pour entrainer le plus grand nombre d’Algériennes et d’Algériens autour d’une utopie mobilisatrice avec une jeunesse éduquée fière de ses racines mais qui va à la conquête de la modernité avec une mentalité de vainqueur ».   
«Si j’ai une autre satisfaction c’est de voir qu’enfin le rêve de 60 ans concernant le développement de Gara Djebilet se réalise. Ceci est à mettre au crédit du président Tebboune qui a inauguré le chantier, et même le rail qui devrait permettre le transport du fer de Gara Djebilet-Tindouf-Bechar sur 900 km Nous devons tout faire pour tenir les délais ! L’industrialisation lourde est une portée d’entrée royale pour le développement . Il est permis d’espérer, que l’Algérie passera à une autre étape, celle de l’introduction des nouvelles technologies».
«Il est indéniable, poursuit Boumediène, que le développement de l’Algérie pourrait venir du Sud». «La sidérurgie constitue un véritable enjeu pour l’industrie algérienne. La mine de Gara Djebilet en sera la locomotive. L’Algérie a renoué avec la révolution industrielle qu’elle a pendant longtemps négligée, notamment à partir de la mort du président Boumediène, car à partir du moment où vous avez de l’acier, vous pouvez tout faire, à savoir des rails, des ustensiles, du rond à béton, des canons et des moyens de transport. source de création de milliers de petites entreprises.
La production de l’hydrogène vert, qui va graduellement remplacer le gaz naturel, devrait permettre au pays de bénéficier de plusieurs marchés à l’externe, puisque le monde se dirige vers la neutralité carbone et la consommation de moins en moins d’énergie fossile. Il faudrait arriver à ce que chaque calorie thermique que l’on exporte soit adossée à un kilowatt vert à travers la production d’hydrogène qui sera graduellement notre futur gaz naturel». «Je suis satisfait aussi que la Transaharienne est une réalité qui permet actuellement à l’Algérie son développement vers les pays voisins notamment du Sahel, à la fois sur le plan économique, culturel et naturellement sécuritaire. Je constate aussi, avec plaisir, que l’on programme le développement du rail pour le Sud.
Pensez qu’un train électrique Alger-Tamanrasset c’est 8 heures. Imaginez tout ce qu’il est possible dans la politique de transport tout azimut du produit de la richesse agricole du Sud, du développement des transports de voyageurs où le tourisme ne serait plus une vue de l’esprit, quand les villes du Sud crées autour des gares qui sont des lieux de vie permettront de créer cette utopie mobilisatrice sur des décennies.
Je constate avec satisfaction une reprise de confiance sur le fait  que le Sud avec le développement de l’agro-industrie est le plus sûr garant dans le cadre d’un SNAT dynamique où le Sud vivra un véritable essor. «Nous ne devons pas oublier de ressasser que tout dépend de la formation des hommes et des femmes pour prendre en main le destin du pays, Il ne faut pas oublier aussi la nécessité d’asseoir un récit national œcuménique en qui se reconnaitront les Algériennes et les Algériens Souvenez vous,   poursuit Boumediène, j’avais institué le Service national, qui fut un formidable creuset du brassage de l’identité unique en son genre et qui permettait aux Algériens de se connaitre. « El Djazaïr min ta lata : min Tlemcen li Tebessa, min Tizi Ouzou li Tamanrassset. L’Algérie va de Ta a Ta ; de Tlemcen à Tebessa, de Tizi Ouzou à Tamanrasset», aurait dit Cheikh Nahnah. Il a mille fois raison !
«L’objectif de rejoindre les Brics devrait dans le futur être un chantier permanent car le monde a changé. C’est cela le défi de l’avenir pour cette Algérie qui «nous» tient tous tant à cœur quel que soit le lieu ou nous sommes !». En définitive, le régime de Boumediène inspirait des sentiments ambivalents, composés de crainte et d’espoir. L’autoritarisme du régime était légitime pour le plus grand nombre car performant. De plus, à l´aura du chef charismatique s’ajoutait une éthique de la justice et une condamnation de la corruption, qui entretenaient une perception d’un État autoritaire mais intègre.
Si j’ai un conseil à donner à nos dirigeants, c’est de parler vrai à cette jeunesse. Il faut prendre le parti d’être impopulaire
- un temps - pour faire passer des réformes rendues nécessaires par la marche d’un monde de l’intelligence où ceux qui survivent sont de loin ceux qui ont la connaissance. C’est cela le défi de l’avenir.

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(*) Ancien ministre, expert et professeur à l’École polytechnique Alger

(2) Chems Eddine Chitour : Houari Boumediène : histoire d´une légende.
27 décembre 2007.

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