Houari Boumediène : Un homme d’État atemporel ( Partie I )

Chems Eddine Chitour (*)

Le quarante-sixième anniversaire du décès du Président Boumediène, survenu le 28 décembre 1978, nous donne l’opportunité de rappeler quelques traits de ce que fut l’homme, son ambivalence et son héritage. L’histoire de l’Algérie indépendante, c’est d’abord un rêve réalisé qui a failli tourner au cauchemar, n’était un sursaut salvateur du peuple avec le fameux «Sebaâ s’nine barakat ! » (Sept ans de douleur, cela suffit !). Beaucoup d’écrits ont été publiés sur ce personnage qui ne laisse indifférent ni ses laudateurs ni ses détracteurs qui lui reprochent d’avoir réduit les libertés à leur plus simple expression, pour garder le pouvoir. Mais peut-on honnêtement ne parler que de cela et faire l’impasse sur les espérances qu’il avait suscitées en construisant l’État ?

Appartenant à une génération qui a vu le démarrage de l’industrialisation à marche forcée du pays, je veux ici porter témoignage de l’autre face du président Boumediène qui, quoi qu’on en pense, avait donné à chaque Algérienne et chaque Algérien la fierté de cette identité. La deuxième vie de Boumediene est celle qu’il consacra à sa façon au développement du pays. L’occasion nous est donnée d’imaginer un nouveau dialogue imaginaire à l’occasion du 46e anniversaire de sa disparition, quand Boumediène annonça lors d’un meeting du 24 février 1971 «Kararna ta’emime el mahroukate» à la face du monde, par cet acte qui rappelle à bien des égards l’appel de Nasser quand il déclara la nationalisation du Canal de Suez rapportée par Hassanen Heykal, l’ancien directeur d’Al Ahram (1). Dans l’une de mes contributions que j’avais intitulée «Si Boumediene revenait parmi nous», je l’avais fait réagir post mortem et lui avait demandé son avis sur la situation d’alors, l’argent de l’État appartenait à la nation et ne devait pas être dilapidé... A sa mort, ses détracteurs ont découvert, avec étonnement, qu’il ne détenait aucun patrimoine immobilier, aucune fortune personnelle et que son compte courant postal était approvisionné à hauteur seulement de 6 000 dinars... (1)
Dans son plaidoyer post mortem, Boumediene déclare : «Mettez-vous dans la peau du nationaliste que j’étais et jugez-en plutôt : l’Algérie était à la fois menacée de l’intérieur par la division clanique et de l’extérieur par des pays, notamment par les appétits de nos voisins qui n’ont jamais accepté que l’Algérie soit aussi grande. (...) Pour faire court, j’avais le choix entre continuer à être «une colonie à distance de la France» ou repartir à zéro et reconstruire les relations, d’abord en mettant de l’ordre à l’intérieur, J’ai opté pour le développement à marche forcée. J’avais pour cela une équipe qui y croyait autant que moi.»
«(...) Le pays était plus exsangue que jamais. Que faire ? Pas d’argent! Pas de cadres! Pas de système éducatif ! Un pays profondément meurtri et déstructuré ! Un environnement international sans pitié. Je vous rappelle que l’embryon d’industrie algérienne était tourné, avant l’Indépendance, vers «la Métropole», l’Algérie c’était surtout le vin et dans les dernières années de la colonisation, le pétrole. J’ai opté pour la révolution industrielle. Ce que l’on appelait les «industries industrialisantes» a permis la création de dizaines d’entreprises nationales et des dizaines de milliers d’emplois. On me dit qu’elles ont disparu ! Disparue la Sonitex avec le plus grand complexe d’Afrique qu’était Draâ Ben Khedda, disparue la Sonacome ! Vendu El Hadjar!»(1)

Le visionnaire et les mutations du monde

«Qu´avons-nous fait de pérenne à part, là encore, donner l´illusion à l´Algérien qu´il était «arrivé» en lui permettant de convertir des barils de pétrole en 4x4, en appareils portables, et en permettant à ces entreprises qui «viennent nous dépouiller» de transférer des milliards de dollars en produits non indispensables comme l’importation de 50 milliards de dollars de mayonnaise et de ketchup»… «Dans quel monde vivons-nous, où nous sacrifions nos défenses immunitaires pour l’inconnu et le bazar, où l’affairisme le dispute au népotisme! Nous ne savons plus rien faire par nous-mêmes. Nous payons avec les dernières gouttes de pétrole. Nous avons, en fait, basculé vers la métropole moyen-orientale dans ce qu’elle a de moins glorieux, le farniente, la fatalité et, en définitive, l’installation dans les temps morts par rapport aux changements spectaculaires que je constate dans les pays développés».
Il faut savoir que de 1965 à 1978, l’Algérie a eu en tout et pour tout près de 22 milliards de dollars de rente pétrolière et nous étions dépendants du pétrole pour une très faible part. Le tissu pétrochimique actuel date de cette époque ! Nous sommes bien contents d’avoir une capacité de raffinage de 22 millions de tonnes, la première d’Afrique ! Nous sommes bien contents d’avoir encore quelques complexes pétrochimiques miraculeusement épargnés malgré la furie du mimétisme de la mondialisation.
Soyons objectifs, Boumediène avait institué le Service national, creuset du brassage de l’identité unique en son genre et qui permettait d’atténuer ce déséquilibre régional dont il tenait tant à alléger les disparités criantes Dans plusieurs de mes écrits, j’ai parlé de la construction de l’Etat par la mise en place de l’Ecole nationale d’administration qui a formé des cohortes d’énarques dévoués à l’édification de l’Etat, acceptant dans le cadre du Service National d’aller dans les endroits les plus reculés du pays pour témoigner de la présence d’un Etat que le président et son ministre, Ahmed Medeghri, n’ont eu de cesse de consolider
. Qui ne se souvient pas avec émotion des chantiers du Barrage vert, de la construction des 1 000 villages pour reconstruire une petite partie des 10 000 villages détruits pendant la guerre de Libération, de la Transsaharienne, de la formation et de l’éducation et enfin du développement des hydrocarbures, prenant sans complexe mais avec beaucoup de foi, de détermination et de feu sacré la suite des compagnies pétrolières qui, en partant, ont voulu asphyxier économiquement l’Algérie. Certes, tout ne fut pas rose et beaucoup d’erreurs ont été faites. Avec la France, les relations ne furent jamais apaisées du fait de la tentation d’empire de la France et de la condescendance et de la nostalgie bon temps des colonies. Lors de la réception organisée à l’occasion de la visite du président français Valéry Giscard d’Estaing, ce dernier déclara : «La France historique salue l’Algérie indépendante». Boumediène ne tarda pas à prendre la parole et s’exprimant en français il déclara : «Une page est tournée. L’Algérie est d’abord fille de son histoire, qu’elle ait surmonté l’épreuve coloniale et même défié l’éclipse, atteste, s’il en est besoin, de cette volonté inextinguible de vivre sans laquelle les peuples sont menacés parfois de disparition. L’ornière qui nous a contraints à croupir dans l’existence végétative des asphyxies mortelles nous imposa de nous replier sur nous-mêmes dans l’attente et la préparation d’un réveil et d’un sursaut qui ne pouvaient se faire, hélas, que dans la souffrance et dans le sang. La France, elle-même a connu de ces disgrâces et de ces résurrections. »
En fait nous avions l’aura de la Révolution qui rayonnait encore de mille feux. L’Algérie de l’époque était, selon une expression, la Mecque des intellectuels qui avaient trouvé dans l’Algérie d’alors protection dans leur lutte contre l’apartheid comme Mandela -qui s’entraînait à Zeralda .
Le Sommet des Non-alignés de 1973 a constitué une étape fondamentale qui a servi de tremplin. L´apothéose de ce redéploiement diplomatique fut, incontestablement, la participation de Boumediène, en avril 1974, à la session spéciale de l´Assemblée générale de l´ONU où il a prononcé un discours mémorable sur le Nouvel ordre économique international. Il mit en garde, en vain, le «Nord» contre ce déséquilibre qui, s´il n´était pas résorbé, devait amener des cohortes de gens du Sud vers le Nord. Dans son fameux discours, il avertissait : «Un jour, des millions d´hommes quitteront l´hémisphère Sud pour aller dans l´hémisphère Nord. Ils n´iront pas là-bas en tant qu´amis parce qu´ils iront là-bas pour le conquérir et ils le conquerront avec leurs fils. Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire.»
Dans un reportage de la télévision on voit, chose très rare, toutes les délégations de l’Assemblée des Nations unies se lever comme un seul homme pour applaudir l’entrée du président Boumediene accompagné par Kurt Waldheim le secrétaire général des Nations unies. Ces mêmes délégations lui firent une standing ovation à la fin de son discours sur le Nouvel ordre économique international (NOEI) qu’il appelait de ses voeux. L’Occident est toujours plus arrogant que jamais. Un monde plus juste est pour le moment encore une utopie.
Ce que voulait faire Boumediène à partir de 1979, Paul Balta, qui fut l’un de ses journalistes qui l’a le plus approché, écrit : «J’ai fait la connaissance du président Boumediene à la veille du IVe Sommet des non-alignés à l’occasion d’une interview. Boumediène préparait l’ouverture vers le multipartisme. Il projetait justement des réformes qu´il n´eut pas le temps de réaliser. (1)

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(*)Ancien ministre, expert et professeur de l’École polytechnique d’Alger.

(1).C.E. Chitour http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/dialogue-imaginaire-si-boumediene-49332)

 

 

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