
Même en pleine canicule, la randonnée gagne du terrain en Algérie. Chaque semaine, des passionnés prennent les sentiers pour se reconnecter à la nature, au territoire et aux autres. À Bouira, sur les hauteurs d’Errich, une vingtaine de marcheurs ont bravé le soleil de juillet pour une traversée exigeante, marquée par l’effort, le partage et le silence. Reportage sur une pratique qui devient un véritable art de vivre.
Loin d’être une activité réservée aux saisons froides ou printanières, la randonnée pédestre gagne du terrain en Algérie en s’imposant désormais comme une pratique ancrée, vivante, et résolument populaire. En ville, comme en montagne, de plus en plus de citoyens chaussent leurs baskets pour découvrir ou redécouvrir les paysages de leur pays, poussés par le besoin d’évasion et de bien-être. Et ce, même au cœur de l’été, lorsque le soleil écrase tout sur son passage, les marches se poursuivent. Car au-delà de l’effort physique, la randonnée est aussi un outil de santé publique à ciel ouvert.
Elle agit comme un antidote contre la sédentarité, stimule le moral, renforce le lien social, tout en contribuant à redécouvrir les richesses naturelles, culturelles et humaines de l’Algérie. Chaque sentier emprunté devient alors une leçon de géographie vivante, un apprentissage de la sobriété et surtout une invitation à la contemplation. Cette dynamique est portée par des groupes de passionnés, qui se retrouvent chaque week-end pour arpenter les forêts, longer les crêtes, traverser les vallées, bivouaquer au bord d’un ruisseau ou s’arrêter chez l’habitant. Cette passion devient alors un prétexte pour aller à la rencontre de l’autre, d’un territoire, d’une mémoire collective enfouie sous les pierres, les sentiers et les oliviers...
Bouira, vendredi 11 juillet. Le soleil n’a pas attendu midi pour cogner. À peine l’aube effleurée, le thermomètre dépasse déjà les 32 degrés. Un air immobile, lourd, sans promesse de répit. Pourtant, ils sont là. Une vingtaine de randonneurs, sacs vissés sur le dos, lunettes sur le front, foulent les abords de la forêt d’Errich, un vaste poumon vert de 500 hectares, qui s’étend entre les communes de Bouira et Aïn Turk. Pas de sponsor, pas de drone pour filmer l’exploit. Seulement des marcheurs ordinaires, dont certains aguerris et habitués des circuits de haute montagne, de plus en plus nombreux en Algérie, à sillonner les montagnes pour renouer avec le pays autrement. Ici, on parle de randonnée comme on parle d’un pacte tacite entre marche, silence, partage et résistance. Une manière de retrouver un rapport direct au territoire, à sa beauté brute comme à ses cicatrices. Le départ est donné vers 8 h.
Salem Bouha, guide et secouriste surnommé « Nini » par les habitués, mène la troupe. Habillé d’un T-shirt, flanqué des randonneurs de Thala Guilef de Boghni, Salem marche en tête, voix calme, regard attentif. Pas de grands discours, juste des rappels. L’eau d’abord, la solidarité ensuite, et surtout cette règle simple — Ce n’est pas la montagne qui s’adapte au randonneur, mais l’inverse. Il connaît les lieux. Il a vu la forêt d’Errich reculer, les sources tarir, les sentiers s’effacer sous les broussailles. Il revient pourtant, toujours, avec ce même pas lent, celui qui écoute, regarde, et ne laisse rien derrière. Parmi les silhouettes qui progressent sur le sentier, Lydia avance d’un pas régulier. Enseignante, elle participe à chaque sortie, sans jamais reculer devant l’effort. Calme et concentrée, elle sourit à ceux qu’elle dépasse.
À mi-parcours, elle confie, entre deux respirations : « La montagne, la randonnée, tout ça… c’est aussi une affaire de femmes. La femme aussi est battante. » Sa phrase claque comme une certitude. Ici, pas de privilèges, pas d’excuses. Chacun et chacune gagne sa place à la force des jambes et du mental. La première heure est presque facile. Le sentier est encore ombragé, les conversations se déroulent naturellement.
On parle des randos précédentes, des endroits à visiter, des blessures évitées de justesse. Le groupe est hétéroclite. Un pharmacien, un pompier, un professeur de sciences, des étudiants, un retraité et d’autres. Tous avec leurs histoires, leurs raisons d’être là, leurs fatigues qu’ils veulent transpirer sous ce soleil de plomb.
Mais la pente se durcit. Le couvert végétal disparaît. L’air devient sec, le silence s’installe. Chacun se referme dans son souffle, ses douleurs d’épaules, ses jambes lourdes. Les pauses sont plus fréquentes, les gourdes plus légères. On ne parle plus.
On grimpe. Présent lui aussi parmi les randonneurs, le Dr Amrane Chemloul, ne cache pas son attachement à cette pratique. Pour lui, la randonnée dépasse largement le simple effort physique.
« Elle est bénéfique pour la santé, bien sûr. Mais elle va bien au-delà : elle permet de mettre en valeur les richesses de chaque région traversée », souligne-t-il. Il insiste également sur la dimension citoyenne de cette activité. « C’est une manière de faire passer un message clair. Il faut préserver notre environnement et les ressources
naturelles qui nous entourent. » À ses yeux, chaque pas dans la montagne est aussi un acte de sensibilisation. La marche reprend. Le soleil est maintenant au zénith, violent. Il écrase tout. Plus un souffle d’air, plus une ombre. Le groupe se fend, s’étire, se regroupe. On entend les semelles frotter les pierres, le souffle sec, les pas lourds. Le relief est rude, implacable.
Le moindre dénivelé coûte. Rien n’est donné. L’effort est constant, l’endurance mise à l’épreuve. Après deux heures de marche en plein cagnard, le groupe se précipite vers un puits d’eau repéré en contrebas. On se désaltère, on recharge les gourdes, on se mouille la nuque. C’est une pause courte mais essentielle.
Vers midi et demi, les premiers atteignent une halte naturelle, sous un olivier isolé. L’endroit est aride, rocailleux, mais le tronc noueux offre une ombre précieuse. Là, sans annonce ni cérémonie, l’un des accompagnateurs sort un grand contenant : un couscous maison, encore tiède, partagé à la bonne franquette. Les assiettes circulent, les bouchées se font lentes, les visages se décrispent. « C’est ça, l’écotourisme », sourit un marcheur en versant du lben dans un gobelet en plastique. « Une façon de faire découvrir nos traditions. C’est à l’algérienne, quoi. »
Les retardataires arrivent, épuisés, mais tous s’arment d’une bonne dose de semoule, de pois chiches et de sauce rouge. Pas de meilleure récompense. Le moment est à la fraternité, mais on garde l’œil sur la montre.
« Le chemin est encore long. On doit traverser plusieurs villages pour atteindre Boghni. Une trentaine de kilomètres supplémentaires, si les jambes suivent », glisse Salem, le regard déjà vers la prochaine crête. La marche reprend. Le soleil est maintenant au zénith, violent.
Il écrase tout. Plus un souffle d’air, plus une ombre. Le groupe se fend, s’étire, se regroupe. On entend les semelles frotter les pierres, le souffle sec, les pas lourds. Les paysages sont splendides mais cruels. Le moindre dénivelé coûte. La montagne n’accorde rien gratuitement. Elle éprouve les corps et trie les esprits. Les visages sont tirés, les habits trempés. Mais les yeux brillent. Le lieu est sauvage, presque irréel. La vue est large, dégagée. La vallée s’ouvre vers le nord. On s’installe sous un olivier centenaire.
Quelques-uns ferment les yeux. D’autres griffonnent des notes. Certains prennent des photos. D’autres, simplement, respirent. « C’est dans ces silences que la randonnée prend tout son sens. Pas dans la performance. Pas dans les chiffres.
Mais dans cette capacité à faire groupe sans parler, à souffrir sans se plaindre, à respecter ce que l’on traverse. Il n’y a plus de réseau ici, plus de notifications, plus de monde extérieur. Juste la roche, la lumière, le vent. Et des humains, soudain plus simples, plus vrais », glisse en souriant Mohamed Saïd Guirat, infirmier à la retraite.
Parmi les invités du jour, un homme à part. Rachid Belfodil. Grimpeur, aventurier, diplômé en techniques de cordes en milieux extrêmes, il est plus connu dans le milieu sous le surnom de « Roc ». Son nom ne vous dit peut-être rien, mais son parcours parle pour lui. Ce Franco- Algérien, discret mais aguerri, a fait partie des sauveteurs mobilisés lors de l’opération d’envergure menée en 2018 dans la grotte de Tham Luang, en Thaïlande. Rachid Belfodil, qui faisait partie de l’équipe de soutien spécialisée dans les cordages, se souvient de chaque instant. Une mission périlleuse, lancée pour retrouver douze jeunes prisonniers d’un gouffre noyé par la mousson. Quatre kilomètres de galeries immergées, des risques considérables, et une mobilisation internationale sans précédent. Au prix d’un effort surhumain, les enfants ont été tous extraits vivants. « L’Algérien est un grimpeur par nature », glisse-t-il en souriant, sans masquer l’émotion d’avoir participé à une opération aussi humaine qu’extrême. De retour en Algérie, il ne compte pas capitaliser sur cette expérience pour se mettre en avant, mais plutôt pour transmettre. Il prépare actuellement l’ouverture d’une école de formation en alpinisme et techniques verticales. Des sites ont déjà été repérés dans le massif du Djurdjura, notamment à Tikjda et sur le versant nord de la montagne. Sur le chemin du retour, les corps sont épuisés mais tiennent bon. La fatigue est là, mais elle ne pèse pas.
À 18 h 30, le groupe arrive à destination. Pas de cris, pas de célébration. Juste des poignées de main, quelques rires fatigués, et cette phrase glissée par Salem, au moment où chacun reprend la route : « Ce n’est pas une simple marche. C’est une manière d’habiter le pays. Une manière de se souvenir qu’on en fait partie. »
A. F.