
Entretien réalisé par : Mehdi Kaouane
Zoubida Berrahou, professeure en sciences économiques et romancière, mêle savoir et création. À Saïda, elle a présenté l’Invention d’un jeu d’échecs à Mascara, roman engagé sur la jeunesse, les femmes et la société algérienne.
Elle y défend une parole féminine forte et l’imaginaire comme levier de développement.
El Moudjahid : À l’occasion de ce festival consacré à la littérature et au cinéma féminin, comment percevez-vous aujourd’hui la place des femmes dans le paysage culturel algérien ?
Zoubida Berrahou : Le Festival de la littérature et du cinéma de la femme de Saïda doit occuper une place centrale dans le paysage culturel algérien, surtout parce qu’il se déroule dans une ville de l’intérieur. En tant qu’économiste, je sais qu’il existe une forte corrélation entre développement économique et place des femmes dans la société. Ce festival est, pour moi, un mirage dans l’oasis de la culture algérienne une «Dune Majestueuse» qu’il faut admirer longtemps. Il reste du travail : améliorer les infrastructures, viser la parité dans la visibilité des femmes, renforcer les présences féminines à tous les niveaux. Mais cette 8ᵉ édition est déjà un succès. Et moi, qui vis à Mascara, savoir qu’un tel événement a lieu à 70 km de chez moi, loin d’Alger ou d’Oran, me met du baume au cœur. Je vois là un signe que notre pays avance vers un avenir plus inclusif. Saïda, désormais, portera fièrement le nom de la femme dans la culture.
En quoi votre formation en sciences économiques enrichit-elle votre regard d’écrivaine sur la société ?
En étudiant les sciences économiques, j’avais cru m’être éloignée de mon rêve d’écriture littéraire datant de mes 23 ans, mais en fait, cette discipline n’a fait que m’en rapprocher. J’y ai découvert que le lien entre littérature et économie était très fort, sachant que l’étude des textes économiques relève avant tout de la critique littéraire (McCloskey), que les premiers économistes étaient des philosophes, écrivains, poètes et essayistes (Xénophon, Aristote, Platon, Smith, Hume, Voltaire). Smith et Marx ont écrit et théorisé les sciences économiques en usant de la puissance de leur imaginaire puisée dans la littérature (Smith ayant repris Mandeville et Marx est allé chercher du côté de Dickens et Defoe). La littérature et l’économie procèdent de la même logique, à savoir la fiction. Mon écriture est fortement impactée par le besoin de narration des conditions multiples dans lesquelles évoluent mes personnages. Je n’occulte jamais cette dimension primordiale.
Votre dernier roman, L’invention d’un jeu d’échecs à Mascara, a été présenté en marge du festival. Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce livre et des thématiques que vous y explorez ?
J’ai commencé ce roman en 2018, à un moment où beaucoup de choses convergeaient. Mes enfants avaient l’âge de Racim et Necib, les deux héros. Ce livre était une manière douce de les voir grandir, de les laisser partir tout en les gardant avec moi entre les pages. Ce ne sont pas eux, mais ils se sont facilement reconnus dans ces personnages.
C’était aussi une façon de transmettre, à travers la fiction, ce que j’ai construit dans ma pédagogie d’enseignante en management, nourrie de nombreuses rencontres avec des étudiants dans des cadres entrepreneuriaux. L’esprit start-up y est très présent. J’ai voulu aborder la question de la femme, mais avec un regard jeune et masculin, ancré dans ce XXIᵉ siècle qui cherche encore son équilibre. L’imaginaire m’a permis de revisiter notre Histoire, de mettre en lumière des détails positifs souvent négligés. Ce jeu d’échecs inventé à Mascara, c’est un pont entre le local et l’universel. Vivre en harmonie avec ses racines tout en créant, c’est possible. J’ai glissé de l’humour, quelques touches de sociologie, de psychologie aussi, mais sans jamais être moralisatrice. La légèreté de ton m’importe, même quand la trame est sérieuse.
Le regard porté sur les femmes dans le monde académique et littéraire reste parfois chargé de préjugés. Avez-vous été confrontée à cela ? Et quel écho trouvent vos œuvres auprès du public algérien ?
Le chemin n’a pas été facile, mais avec le recul, publier mes romans sur le tard m’a offert un vrai renouveau, sans jamais perdre ma passion pour l’enseignement ni pour la littérature. Les deux se sont révélés complémentaires. Pendant longtemps, j’ai souffert de devoir m’empêcher d’écrire pour préserver la rigueur de mon style académique.
C’était comme un jeûne littéraire intermittent (sourire). Mais j’ai choisi de me concentrer sur un objectif à la fois : d’abord me réaliser en tant qu’enseignante pour garantir mon indépendance économique, un conseil que m’aurait soufflé Virginia Woolf. Sans oublier mon troisième métier à temps plein : faire tourner une famille. Mes études en éco/management m’ont appris l’efficacité et l’agilité. Heureusement, les lectrices et lecteurs ont été au rendez-vous. Mon engagement citoyen et ma présence active sur Facebook ont contribué à construire une forme de crédibilité. Aujourd’hui, ce sont les rencontres littéraires à taille humaine que je privilégie : c’est là que naissent les plus belles discussions.
Poésie ou roman : Qu’est-ce qui guide votre choix de forme pour exprimer une idée ou une émotion ?
La poésie est un bien grand mot. Je n’ai ni la prétention d’en maîtriser les codes ni celle de posséder un don inné. Mes modèles, je cite Aragon, Baudelaire, Blake, Keats, Whitman, Nelligan, Miron, sont immenses, et je ne me compare pas à eux.
Ce que j’écris tient plutôt de la prose, proche parfois de paroles de chansons, étant une grande amatrice de musique. La poésie s’est imposée à moi à des moments clés de ma vie, comme un simple mode d’expression, sans plus. Je le dis d’ailleurs dans les avant-propos de mes deux recueils. Le roman, en revanche, est mon véritable espace d’expression littéraire.
J’y ai consacré du temps, de l’énergie, de la réflexion. J’ai appris à en comprendre les structures, à en aimer l’art qui le précède. J’y puise aussi dans mon propre parcours, fait de défis, de lectures passionnées, d’un amour inconditionnel des mots et d’un apprentissage constant nourri de tous les genres littéraires.
Entre imaginaire, mémoire et histoire, quelle part ces dimensions occupent-elles dans vos récits, notamment à travers un titre comme Sémiramis au pays de Dounia ?
L’imaginaire est la base même de toute société. Ce que l’on inculque à l’enfant façonne son avenir d’adulte. Mais si cette construction individuelle entre en conflit avec le collectif ou l’universel, elle peut engendrer des souffrances.
C’est une question que j’explore dans mes romans, car elle est essentielle à la création d’un monde meilleur. Je crois qu’il est vital de préserver chez l’enfant cette part d’innocence, de rêve et d’utopie, loin des pressions de la rapidité et des injonctions des adultes. Je suis née dans un immeuble à Oran portant le nom de Sémiramis, une reine guerrière. Bien que j’aie quitté ce lieu à six ans, il m’a marqué profondément. Des années plus tard, je l’ai choisi comme titre et guide de mon roman, avec Sémiramis comme modèle de femme forte et bâtisseuse. L’imaginaire enfantin, mystérieux et fascinant, est une clé pour comprendre l’avenir.
M. K.