
En ces journées grises d’hiver glacial qui n’affecte en rien les merveilles d’un patrimoine aussi vieux que le temps, il subsiste encore de somptueux signes résistant aux aléas d’une nature ingrate, aux vents des siècles, aux esprits rugueux des hommes, comme pour faire face à l’amnésie des uns, à la main ravageuse des autres et rappeler aux générations qui se succèdent que Sétif, dans son histoire millénaire, est encore un lieu où authenticité et modernité se confondent.
Dans ce voyage à travers le temps qui nous ramène vers un coin de mémoire soudain ébranlé par la richesse de tous ces monuments qui prennent encore place au cœur du vieux Sétif, nous marquons le pas face au théâtre, sublime réalisation centenaire, plus vieille que cette fontaine monumentale de Aïn Fouara, rêvant encore de ces somptueux moments qu’il a connus depuis déjà 124 ans, alors qu’il émergeait d’une naissance florissante en 1896.
Edifié au cœur du vieux Sétif à quelques encablures d’autres monuments qui témoignent encore du long et combien riche parcours culturel de cette ville, ma mémoire déambule et se fige comme me l’aurait dit mon ami Mokhtar Chaalal, sur cette belle réalisation et toutes ses fines composantes qui ont donné au quatrième art une place privilégiée et résonnent encore aux trois coups d’une scène tant de fois accueillant sous de chaudes ovations des sommités de l’opéra et du théâtre.
Notre regard balayant le cours de l’histoire, nous apprendrons alors que Cesar Vezzani de l’Opéra de Rome s’y est produit en 1946 avant que Cavalera Rusticana ne foule ces mêmes planches et que d’autres étoiles du Moyen-Orient, d’Egypte notamment, ne viennent à leur tour consolider la brillante réputation de ce théâtre. La prestation égyptienne Scandale au théâtre de Fatiha Khairi en 1948 est citée comme un des plus beaux moments qu’a pu connaître l’endroit.
S’élevant fièrement encore dans une splendide conception architecturale, étoffée par une façade minutieusement préservée qui donne sur une placette enfin libérée de l’abcès que fut le kiosque publicitaire venu rompre cette harmonie, le théâtre de Sétif bien retouché à l’intérieur et habilement réhabilité par l’APC, pour garder son authenticité, ses formes et ses espaces intimes à l’étage avec des loges encore en l’état, a donc su garder sa verve pour dire aux générations que cet espace d’expression culturelle fut aussi celui des revendications contres les inégalités sociales, l’analphabétisme, les maux sociaux et la pauvreté imposés au peuple algérien durant 130 ans de colonialisme.
Massayeb Edahr, du regretté Hassen Belkired, qui fonda le premier groupe SMA El Hayet en 1937, en fut un exemple révélateur, un message sans faille du degré de pauvreté de notre peuple. Dans ce drame à faire encore frémir ceux qui en doutent encore, Hassene Belkired montre un pauvre et un chien se disputant le contenu d’une poubelle sur le trottoir. L’émotion était à son paroxysme me disait un jour Cheikh Rabie Gharzouli, un autre monument du mouvement scout à Sétif, la salle scandait «Hna ouel Kileb Sawa» (nous sommes égaux avec les chiens) pour éveiller les consciences.
Bien avant l’indépendance aussi, de grands comédiens algériens foulèrent les planches tels Mohamed Touri, Keltoum, Mahiedine Bachtarzi, Tayeb Abou el Hassan, pour ne citer que ceux-là et dire les moments fastes connus au fil du temps, une période post-indépendance marquée par de belles œuvres. Kateb Yacine investit l’espace du quatrième art dans les années 70 et le passage de la pièce Mohamed prends ta valise réveille des ambitions fortes parmi les nombreux jeunes de la cité de Aïn Fouara.
Amor Chaalal réunit des jeunes du lycée Mohamed-Kerouani et de la maison de jeunes Abbès-Messaoud pour monter El Alem rah methaouel (le monde est en ébullition). Il s’inspire fortement de la pensée de «Yacine», ce «Kablouti» qu’il côtoyait et auquel il a consacré Talgouda, superbe ouvrage de reconnaissance à un homme qui aimait tant Sétif et avait toujours plaisir à se replonger dans ses espaces de souvenirs jusqu’à revisiter les cellules d’une prison qu’il a connue et s’allonger au bord de l’oued Bousselem pour s’endormir et s’éveiller en disant : «Dieu que l’eau peut nous mener aussi loin».
F. Zoghbi