Victime Zéro, court-métrage de fiction projeté lundi à la salle cosmos, a tenu les cinéphiles présents en haleine pour le compte de la compétition de la 12e édition du festival international du film d’Alger. En 18 minutes, Amine Benthameur orchestre un film d’une noirceur maîtrisée, où chaque plan, respiration et silence contribuent à construire un récit de culpabilité, de manipulation et de violence transmissible.
Au cœur d’un réseau criminel où des personnes dépendantes livrent des enfants contre de la drogue, un jeune toxicomane, fragile, abîmé, se retrouve poussé à commettre l’impensable. Sous la pression constante de son psychiatre, interprété par un Chawki Amari glaçant, il finit par livrer son petit frère à des trafiquants, incarnés avec une brutalité saisissante par, entre autres, Hichem Abdelfatah.
La mère, jouée par Houria Bahloul, se tient en marge de ce dispositif familial malade, figure effacée dont la douleur silencieuse devient elle-même un symptôme. Mais ce qui fait la force de Victime Zéro, ce n’est pas seulement la gravité de son sujet. C’est la manière dont Benthameur déplace la question morale pour atteindre un territoire plus profond : celui de la responsabilité originelle. Le film aurait pu s’attarder sur les réseaux, sur la violence urbaine, sur la toxicomanie. Il choisit au contraire de remonter plus haut, plus près du foyer, là où la première faille s’ouvre et contamine tout le reste.
La révélation qui survient à mi-parcours en est l'axe majeur : le psychiatre, qui manipule, culpabilise et pousse le jeune homme dans ses retranchements, est en réalité son père. Ce basculement transforme entièrement le récit. Il ne s’agit plus d’un individu broyé par un système extérieur, mais d’un fils sacrifié par celui-là même qui aurait dû le sauver. Dans ce renversement, Benthameur signe son geste le plus fort. Le film repose sur une mise en scène rigoureuse qui utilise le silence comme une matière dramatique à part entière. Les dialogues sont rares, mesurés, comme si chaque mot risquait de déclencher une avalanche.
Un thriller psychologique où la violence ne surgit pas dans l’action, mais dans les regards qui se détournent et dans les vérités qui se murmurent trop tard. Lors du débat qui a suivi la projection, le cinéaste dit que le titre renvoie d’abord à l’origine de la violence, non pas la première victime visible, mais celle qui déclenche toute la chaîne. Dans une lecture criminologique, la «victime zéro» est celle par laquelle la contamination commence. Dans le film, cette figure est complexe : est-ce le jeune toxicomane, premier à être brisé ? Est-ce le petit frère, sacrifié ? Est-ce le père, psychiatre manipulateur, lui-même produit d’une violence qu’on devine héritée ? Le réalisateur ne donne pas de réponse ferme ; il ouvre un champ d’interprétations. Cette ambiguïté fait la richesse du film : chacun peut identifier, dans cette tragédie familiale, le point d’origine qui fait sens pour lui. Le père psychiatre devient le cœur noir du récit : figure d’autorité dévoyée, il représente la capacité de la violence à muter, à se cacher sous des rôles respectables. La performance d’Hichem Abdelfatah, dans le rôle du délinquant, renforce l’incertitude morale du film : brutal, il fonctionne comme un rouage dans une machine qui le dépasse. Quant à Houria Bahloul, elle incarne la douleur silencieuse d’une mère enfermée dans l’impuissance.
The Victime Zéro n’est pas un film confortable, c’est un film nécessaire, qui ne donne ni répit ni réponse simple. Son impact tient à sa capacité à regarder la violence non pas comme un acte isolé, mais comme une contagion. Benthameur signe ici un court-métrage d’une maturité rare, dont la rigueur narrative et la profondeur psychologique laissent présager un réalisateur déjà pleinement maître de son langage.
S. O.