Saliha Senouci, directrice de la division «Représentations Symboliques et Pratiques Langagières» au CRASC : «Un reflet de la mémoire collective»
Ph. Wafa
Chercheure au Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC), directrice de la division «Représentations symboliques et pratiques langagières», Saliha Senouci déplore que les générations actuelles ignorent l'ingéniosité de la créativité culturelle de leurs aïeux et considèrent le patrimoine immatériel comme l'expression de la superstition. La réhabilitation du patrimoine, à travers la création et la coordination de projets et de programmes par les institutions gouvernementales et ministérielles, s’avère des plus impérieuses.
Entretien réalisé par Tahar Kaidi
El Moudjahid : Patrimoine culturel et patrimoine immatériel sont ce qui reflète la mémoire collective, l’expérience et l'expression civilisationnelle du peuple. Quelle définition proposez-vous ?
Saliha Senouci : Le patrimoine culturel est l'expression populaire collective de la vision commune de la société, qui dépeint les événements et reflète les attitudes, les perceptions et les modes de pensée, véhiculés et transmis entre les générations, formant ainsi un large éventail de pratiques populaires, comportements, connaissances et traditions créés et préservées dans l'imaginaire social. Nous pouvons le subdiviser en deux catégories : matériel et non matériel. La dimension matérielle du patrimoine comprend tous les matériaux traditionnels créés par les communautés, tels que l’artisanat, les industries, les tissus traditionnels, les constructions et bâtisses et l’art architectural, les images, les gravures. Tous les rituels, la mythologie, les croyances, les contes, les superstitions et tout ce que le peuple a exprimé comme besoins symboliques, sociaux ou psychiques à travers les arts populaires, les chants, les goûts et même la pensée et les jugements exprimés.
Toutes ces formes et tous ces éléments par lesquels les gens ont exprimé leurs besoins psychologiques, sociaux et économiques représentent un cadre culturel dans lequel de multiples cultures se sont imprégnées. Ainsi, nous pouvons voir cet héritage populaire comme un réservoir et un gardien de la mémoire populaire collective qui s’exprime et définit l'identité. Réfléchir sur l'identité d'un peuple c'est commencer d'abord par se ressourcer de ses racines.
En somme, le patrimoine matériel et immatériel est plus qu’un phénomène social ou un mouvement artistique et littéraire lié à la mémoire individuelle et collective de la société. C'est un élément constitutif de l'identité du peuple et de sa mémoire.
La circulation des objets culturels dans un monde médiatiquement saturé a fait que l'héritage et le patrimoine culturel algérien souffrent de marginalisation et soient frappés d'itération. Comment analysez-vous cette situation ?
Si nous observons ce qui nous est légué de ces expressions populaires, notamment l'élément oral qui représente les pratiques et les comportements de la société et reflète son histoire sociale, nous constatons que, malgré certains efforts ici et là, notre héritage a subi une certaine altération pour ne pas dire qu'il a été perdu, en dépit du travail des orientalistes à partir du deuxième quart du XIXe siècle qui ont travaillé sur la transcription des éléments matériels du patrimoine. Il ne faut surtout pas ignorer les efforts immenses du savant algérien Bencheneb et de tant d'autres. Ce qui est regrettable aujourd'hui c’est que notre patrimoine soit frappé de marginalisation et probablement même d'une certaine forme de «dé-socialisation» par l'effet de la domination des modèles culturels dont les technologies et les médias ont accéléré la circulation.
Par conséquent, la conscience doit prévaloir afin de la préserver et de la protéger par la collecte, la codification, la documentation, l’étude et l’analyse, sans distorsion, ni déformation. A cela s’ajoute la promotion de notre héritage culturel pour en faire un mode d'emploi utile, d’autant plus que la révélation de notre patrimoine est synonyme de l'expression légitime de notre identité pour justement faire face aux vents de la discorde de ceux qui veulent la remettre en question en ramenant le débat aux éléments et aux discours idéologiques réducteurs.
Malheureusement, certains compatriotes ignorent l'ingéniosité de la créativité culturelle et considèrent cet héritage comme l'expression de la superstition, hélas, indifférents aux valeurs humaines, morales et historiques véhiculées par le patrimoine.
Vous dites que le patrimoine matériel et immatériel souffre de marginalisation et d’indifférence. Ne constatez-vous pas que les instances sociétales, dont la fonction est justement de transmettre cet héritage, sont frappées par ce qu'on peut qualifier de désœuvrement pour ne pas dire d’indifférence ?
C’est vrai, mais nous devons savoir pourquoi. Nous devons aussi être bien conscients que c’est une responsabilité sociale non assumée. Individus, Etat, chercheurs et collectionneurs, nous sommes tous responsables en tant qu'individus et comme institutions sociales et étatiques. Nous avons la responsabilité de protéger et de préserver notre patrimoine et cela nécessite d'abord de repenser les politiques régissant le secteur de la culture. S’agissant de la préservation du patrimoine et du développement de pratiques de recherche scientifique, il est nécessaire de porter l'intérêt sur ces principaux points. D'abord la sensibilisation à l'importance du patrimoine dans de nombreux domaines : éducatif, historique, économique, touristique ; la réhabilitation du patrimoine populaire à travers la création et la coordination de projets et de programmes par les institutions gouvernementales et ministérielles. Une plus grande attention doit être accordée aux associations de la société civile qui s’occupent du patrimoine, à la création d’écoles, de cursus et de formations spécialisées dans le patrimoine populaire. Bien entendu tout cela n'aura pas d'effet sans la création d’archives patrimoniales spécialisées dans toutes les régions. Cependant, il y a des difficultés matérielles auxquelles le chercheur est confronté, en particulier dans les études de terrain. Les spécialistes ont besoin de moyens qui leur permettent de se déplacer, de se documenter et de réaliser des expériences. D’autant plus que les éléments du patrimoine matériel et non matériel se trouvent principalement dans des zones reculées de l'Algérie profonde, souvent difficilement accessibles. S'ajoute à cela, l'absence, hélas, d'un consensus académique sur les outils méthodologiques de recherche au sein de la communauté des chercheurs.
Le patrimoine immatériel accapare chaque jour une part grandissante de l’investissement collectif dans la valorisation culturelle, notamment par le biais de l'interaction et la communication interculturelle. Où en est la recherche académique ?
Bien que nous ayons souligné la marginalisation, l’indifférence et les difficultés que nous avons connues, il faut souligner que les efforts demeurent intenses au sein de la communauté des chercheurs qui partagent un savoir-faire et des connaissances académiques leur permettant d'appréhender le champ du patrimoine. La recherche sur le patrimoine culturel et populaire a connu un bond en avant au cours des dernières années, mais les résultats des études restent éparpillés et manquent de visibilité, nous avons encore besoin d'encadrement et de travail de théorisation. Nous constatons un consensus parmi un nombre important de chercheurs sur la valeur du patrimoine dans la compréhension de la pensée humaine et des structures sociales, mais ce qui est handicapant dans la recherche sur le patrimoine est que cela émane des efforts et de l'engagement individuel des chercheurs de différentes disciplines des sciences humaines et sociales, c’est pourquoi nous devons créer des instituts de recherche spécialisés. L’étude du patrimoine populaire n’est pas un luxe, elle exprime plutôt une réponse à un besoin urgent pour la constitution d'un programme de recherche multidisciplinaire.
Ce sera la première fois que l’Algérie aura le statut d’invité d’honneur dans une manifestation agroalimentaire internationale en Europe, ce qui est significatif des progrès effectués par l’industrie alimentaire algérienne.