La disparition de la langue française, d’Assia Djebar : Douloureuses réminiscences

La disparition de la langue française, d’Assia Djebar : Douloureuses réminiscences
La disparition de la langue française, d’Assia Djebar : Douloureuses réminiscences

Le roman débute par une série de correspondances que Berkane, le personnage principal, une fois rentré au pays — après avoir émigré en France — et installé dans une villa pieds dans l’eau à Douaouda-Marine, échange avec son ex-épouse Marie-Lyse, «Marise» par contraction affectueuse, demeurée au pays d’accueil.

En voici, ci-après, un bref extrait : «C’est vendredi, jour de répit ici, en pays musulman. La chaleur persiste en cette fin d’après-midi ; la torpeur dans le village. Chère Marise, je décide de t’écrire un peu à la va-vite, ou plutôt négligemment. Puisque tu me manques, puisque d’emblée je l’avoue aisément -sans accent de reproche, ni, à plus forte raison, sur un ton de jérémiades- je t’écris, c’est tout, pour converser et me sentir, le temps d’une lettre, proche de toi (tu retrouveras mes phrases trop longues qui vont et viennent, en «arabesques», disais-tu, quand, par indulgence, tu cherchais à me faire plaisir…) : mais je commence (…)».
Le roman joue en permanence sur la confrontation entre une réalité algéroise double, à la fois très lointaine et contemporaine, la Casbah de l’enfance vécue par Berkane, le personnage principal du roman d’Assia Djebar, et celle du retour ultérieur en  son sein de celui-ci, Casbah dont l’auteure n’épargne à son lecteur aucune violence d’une part ; et un merveilleux -vécu par Berkane dans la villa de Douaouda marine- dans lequel l’auteure s’implique personnellement dans son invocation initiale, d’autre part. Assia Djebar dédie d’ailleurs, à son propre futur disparu au cours de la décennie noire -le défunt Berkane?-, cette traversée des royaumes de la béatitude, puis de la damnation et de la pénitence déjà explorés -par Dante ?- espérant que cela «puisse les distraire, ces royaumes»- et revendiquant : «ce qui est écrit ici est vivant là-bas».
Mais la quête menée par Assia Djebar à travers ses personnages ne se limite pas à cette rencontre avec les univers de l’enfance et du stade adulte. Le pouvoir de son récit repose aussi sur la richesse des figures inoubliables et inattendues que «rencontre» Berkane dans les bas-quartiers de la Casbah : sa mère, Mma Halima, personnage au grand cœur, dont l’auteure fait dire au même Berkane, ancien émigré : «C’est vrai qu’elle m’a suivi, par la pensée, tout le temps, en France ; c’est vrai que le jour de sa mort a été une journée noire : elle avait beaucoup faibli, je sentais qu’elle ne guérirait pas, j’avais pris l’habitude de l’appeler chaque dimanche et quelquefois, par surprise le vendredi, après la prière du «d’hor», en calculant le décalage horaire, pour ne pas tomber au moment de sa méditation qui suivait.» Et puis il y a le père, Si Said : « Si Said, mon père, je me dis tout fier, il ressemble à un cavalier turc, ou à un chef «caïd» ou «agha» : il va les impressionner ! ».
Un roman, désespérément réaliste, a un charme fou.
Et ce n’est pas tout, il y a aussi Alaoua le frère ainé, songe Berkane dans son récit d’enfance à Rachid, le jeune voisin pêcheur  de Douaouda marine, devenu pratiquement son ami : «Mais je m’éloigne, je me perds dans cette première enfance !  Alaoua se dresse, en écran, devant moi ; sa silhouette lourde, son visage de boxeur, sa force crainte par tous. C’est vrai que je l’ai haï longtemps, cet ainé, qui me tapait, qui remplaçait souvent mon père dans les corrections que je recevais, lui qui actionnait le ceinturon non seulement avec force, mais je le sentais, presque avec volupté : moi, je serrais les dents sous la douleur (…) »
Quant à Rachid, il n’est pas en reste : «Dans l’obscurité grandissante de la nuit, face à la plage, il pose la question : -O si Berkane, ton père est-il vivant encore ? -Il a vu l’indépendance. Fatigué, usé, il a vécu trois ans encore. Il n’a plus ouvert son café. Il semblait serein ; peu loquace, comme à son habitude. Il n’a pas voulu quitter la Casbah !». Berkane laisse son esprit voguer au loin, il ajoute : -à sa mort seulement, ma mère et mes frères se sont installés à El Biar ! Moi, aussitôt après l’université que j’ai fréquentée avec retard, j’ai quitté le pays !» Il y a aussi Amar, le photographe, à propos duquel l’auteure dira : «L’essentiel -pour Berkane de retour sur Alger, après être passé chez Amar, le photographe, sera d’aller retrouver le quartier d’enfance : voici enfin le jour du véritable retour.»  
Enfin il y a Driss, l’autre frère de Berkane, tout aussi triste de la disparition de celui-ci, et avec lui, cette langue française qu’il maniait si bien, Driss, timide, réservé, dégoûté du rire et coincé. Faut-il seulement préciser que le personnage ne ressemble en rien à son auteure étant entendu, ce qui n’est guère un secret, qu’Assia Djebar opère ici comme un chirurgien du cerveau à mi-temps ; parce qu’à plein temps ça lui aurait pris la tête. N’empêche que son roman, désespérément réaliste, voire pessimiste, a un charme fou. A lire absolument.
Kamel Bouslama

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