Après l’incendie de la khizana de Bouda (Adrar) : Patrimoine en danger

L’incendie qui a détruit, dimanche dernier, des manuscrits de la bibliothèque traditionnelle de Moulay Al-Abbas Al-ragani à Adrar nous interpelle crûment en ce qu’il pose avec acuité la question cruciale de la conservation et de la préservation d’un patrimoine culturel, historique et scientifique d’une valeur inestimable.

Déjà la sonnette d’alarme a été tirée en 2016 par des scientifiques lors d’un colloque consacré aux «manuscrits algériens et étrangers», colloque qui s’est tenu durant deux jours à l'université d'Adrar. Il suffit, à ce titre, de rappeler que cette rencontre a permis non seulement de mettre en exergue la contribution des manuscrits algériens dans la propagation de la civilisation humaine à travers l'histoire, mais aussi d'amplifier l'appel, lancé par les participants à ce colloque, à mettre en valeur ces ouvrages et documents historiques «qui constituent des repères civilisationnels saillants dans l'histoire de l'humanité».
On a ainsi pu retenir, notamment à travers les communications de divers intervenants nationaux et étrangers, que le Touat formait une plaque tournante et que de ce fait, une activité intellectuelle soutenue, fruit des intenses échanges culturels et commerciaux entre le Nord et le Sud du continent africain, fut aussi le ferment d'une importante production d'écrits qui connaitront, servis par une solide traduction locale de copistes, une large diffusion : chroniques diverses, ouvrages pédagogiques, correspondances, traités scientifiques ou linguistiques, reproduction d'ouvrages religieux, notamment les exégèses coraniques, tels le «Sahih» d'el-Boukhari et de Muslim, les ouvrages de l'imam Chafihi ou les œuvres de jurisconsultes célèbres.
D'ailleurs, selon l'officier interprète français Martin, qui a écrit l'essentiel de son livre sur les oasis sahariennes en se servant des sources manuscrites du Touat, au moment de l'arrivée des troupes coloniales dans la région, qui eut lieu au tout début du XXe siècle (vers 1900), pas moins de 27.000 manuscrits étaient dénombrés, portant sur différentes disciplines (Sciences se rapportant à la religion, littérature, astronomie, histoire, mathématiques, médecine, géographie, etc.).
Cette estimation tenait compte de la production spécifique du Touat à laquelle s'ajoutait celles en provenance d'Afrique, principalement de Tombouctou au Mali ou de Chenguiti en Mauritanie et celles originaires du Maghreb (Fès, Béjaia), d'Andalousie et d'autres pays musulmans, notamment des lieux saints de l'islam.
Malheureusement, à l'instar des autres bibliothèques musulmanes d'Algérie, beaucoup de riches bibliothèques privées et celles appartenant aux mosquées ou aux zaouias de la région du Touat, du Gourrara et du Tidikelt, furent confisquées ou pillées, parfois détruites et, pour la plupart dispersées ou cachées et occultées pour des décennies : en l'état actuel des connaissances, la dernière estimation chiffrée, avancée par l'Association des études historiques de la wilaya d'Adrar, fait état d'environ 12.000 manuscrits localisés, dont 300 catalogués ; la perte documentaire —ou la non localisation—, toutes causes confondues, pourrait donc se situer entre 10.000 et 15.000 documents.
Parmi les multiples et principales causes de dégradation, voire de destruction, outre les pillages, vols ou confiscations, les dégâts liés à de déplorables conditions de conservation, dues à l'ignorance et/ou la négligence des propriétaires de manuscrits, hypothèquent lourdement l'avenir de ce qui reste de ces ouvrages qui sont ainsi livrés, outre l'usure «mécanique» du simple usage, aux divers agents de dégradation biologiques, physiques et chimiques qui les fragilisent davantage et de manière souvent irréversible.
Aujourd'hui, de par l’importance des manuscrits qu'elles renferment, les «khizanas» —bibliothèques —principales et privées de la wilaya d'Adrar, au nombre de 29, sont celles de Koussem, Tamentit, dans le Touat, et de Lemtarfa dans le Gourara, considérée comme l'une des plus importantes de la région. Cette dernière bibliothèque compte, à elle seule, environ huit à neuf cents manuscrits.
Quant aux locaux, désignés sous le nom de khizanas, dans lesquels sont en général conservés ces manuscrits, ce ne sont en réalité que de simples pièces qui prennent souvent l'eau. Dans le meilleur des cas, la khizana est dotée d'une armoire en bois ou en métal où sont conservés les manuscrits. C'est pourquoi l'appel des intervenants au colloque d'Adrar de 2016 méritait franchement d'être entendu et suivi d'effet.
Kamel Bouslama

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