
De notre correspondante Amel Saher
«Un crime d’Etat», une petite phrase qui a terrorisé l’Etat colonial d’hier et la France d’aujourd’hui, l’empêchant ainsi de regarder en face et d’assumer l’une des pages les plus sombres et sanglantes de son histoire, les massacres du 17 octobre. En effet, 61 ans après, la France officielle persiste à nier le caractère politique de ce crime et s’obstine à ne pas l’avouer. Et pourtant, les travaux des historiens, qui témoignent à charge de la responsabilité de l’Etat français dans ces massacres, ne manquent pas.
Pour Fouad Soufi, historien et chercheur associé au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) et ex-conservateur en chef aux Archives nationales d'Algérie, «la responsabilité de l’Etat français dans ces massacres est avérée, notamment par les travaux de Jean-Luc Einaudi lesquels ont été d’ailleurs confirmés par les thèses de deux grands historiens anglais, House et Neil Mac Master », affirme M. Soufi à El Moudjahid. Selon notre interlocuteur, le travail des deux historiens britanniques est sans appel «Si Jean-Luc Einaudi a été violemment attaqué et même traîné devant la justice pour ses écrits et traité de sale gauchiste au service du FLN. On ne pouvait en dire autant des deux historiens anglais» et pourtant poursuit-il, «ils ont confirmé les thèses d’Einaudi qui a suffisamment posé les bons problèmes», note l’historien. Selon ce dernier, la position de la France officielle s’explique par le fait qu’il y a une volonté de ne pas vouloir reconnaître la responsabilité des plus hautes instances de pays dans ces massacres». Ce dernier rappelle que la France s’est limitée au procès du préfet de police de l’époque Maurice Papon et à ouvrir les archives en laissant les historiens se débrouiller. De son côté, Amar Mohand-Amer, historien résident à l'IEA de Nantes et chercheur au Centre national de recherche en anthropologie sociale et culturelle d’Oran (Crasc), estime que «cette occultation en France renvoie au fait que l’histoire de la colonisation française en Algérie reste encore un sujet politiquement et anthropologiquement miné. Nous le constatons systématiquement à chaque élection présidentielle française. Cependant, avant de réparer, il faudrait reconnaitre. C’est là que le bât blesse. Donc, aller au fond des choses et reconnaitre officiellement que la colonisation fut une abjection reste une question très complexe en France, du fait notamment des enjeux politiques et politiciens. Ajoutons à cela la puissance des entrepreneurs et des porteurs de mémoire qui redoublent de férocité s’agissant de l’histoire coloniale de la France. Souvenons-nous qu’en 2005, l’assemblée française a promulgué une loi enjoignant aux enseignants de dispenser un enseignement faisant la part belle au système colonial (le rôle positif de la colonisation). Un débat de fond en France (en dehors du microcosme des historiens) sur ces problématiques n’est pas, me semble-t-il, pour demain. Les ressentiments et les stigmates du passé sont vifs et les enjeux actuels d’autant plus».
Brahim Senouci, chercheur universitaire et écrivain qui s’intéresse aux questions mémorielles, établi en France, relève quant à lui
«l’absence de courage des intellectuels français face à l’abîme qui s’ouvre sous leurs pieds. Leur démission face à l’ineptie qui est la marque des soi-disants débats, qui ne sont en fait que la libération d’une haine longtemps contenue et qui se répand dans un climat putride, sous les bravos de nervis d’extrême-droite qui rêvent d’une solution finale et d’allumer un brasier «purificateur». Le pire est que l’Etat français n’a pas pris la mesure de la dérive patente qui n’épargne aucune de ses institutions et qui précipite des légions de commentateurs dans les bras de ceux qui se font fort de rendre à la France son lustre. Cette France l’a perdu, définitivement peut-être. L’un des signes est cette ratonnade grandeur nature dont se souviennent les méandres sinistres d’une Seine ensanglantée.
A. S.