Au 105, rue du Faubourg Saint Denis… : «Beaucoup d’Arabes ont coulé sous les ponts»

Il est des destinées qui restent dans l’ombre mais qui se sont toutefois inscrites dans le cours de l’Histoire en y participant activement, sans rien attendre en retour. C’est le cas de Mohamed Ziouane, qui a adhéré, très jeune, à la cause nationale alors qu'il était de l'autre côté de la Méditerranée.

En effet, Si Mohamed, né le 29 septembre 1929 à Makouda, dans la wilaya de Tizi-Ouzou, est parti très tôt, dès l'adolescence, rejoindre son père émigré en France. Fréquentant les milieux algériens, il est très vite sensibilisé à la question de l'indépendance. En 1954, c'est un jeune homme qui a bien réussi dans la vie, puisqu'il s'installe à son compte au 105, rue du Faubourg Saint-Denis dans le 10è arrondissement de Paris, où il a son propre café. Bientôt, cet établissement où se retrouvaient des émigrés maghrébins devient un lieu de rendez-vous des militants de la cause nationale, de moudjahidine et de fidayine. Slimane Amirat, Bachir Boumaâza, Mohamed Boudia, pour ne citer que ceux-là, faisaient partie des habitués. «Le Café compagnon» devient tout naturellement un lieu de liaison entre plusieurs cellules de moudjahidine. L'endroit est vite repéré par les policiers français. Le soupçonnant de servir de cache d'armes et d'argent pour les militants, le café de Si Mohamed fait l'objet de plusieurs perquisitions qui se sont soldées par des échecs pour les policiers français. Il devient néanmoins vite la cible des ultras et des tueurs du groupe Delta. Et c'est de là que vient la légende de «l'homme à la baraka», parce qu'il a échappé à pas moins de cinq attentats en deux ans. Cinq attentats à la mitraillette dont les rafales ont détruit plusieurs fois de suite la devanture et les murs de l'établissement, blessant à chaque fois des Algériens attablés, sans toutefois atteindre la personne ciblée. En effet, «Mohamed Ziouane», appelé «Zebawlou», un mot qui signifie «fil dur», a effectivement donné du fil à retordre à la France qui n'a pas pu l'attraper», raconte sa femme Meriem, qui se souvient avec une pointe d'humour du dernier attentat qui a ciblé le café le 4 juillet 1962. «Comme il était venu à Alger pour fêter l'indépendance, il a échappé encore une fois de justesse, et il n'y a eu que deux blessés.
Les témoignages de Mme Ziouane née Kourane, et de ses deux enfants Samy et Anis sont des plus nostalgiques, lorsqu'ils évoquent le rôle de Si Mohamed au sein de la Fédération de France, notamment sa participation à la préparation des manifestations du 17 octobre 1961 qui se sont soldées par des massacres perpétrés par la police française contre des Algériens sur ordre du préfet de police Maurice Papon. Mme Ziouane a également souligné le rôle de la Fédération de France du FLN en matière d'accélération du recouvrement de la souveraineté nationale, l'objectif de la création de cette Fédération était de desserrer l'étau sur les moudjahidine à l'intérieur du pays et d'organiser la communauté nationale à l'étranger.
 
Crime d’Etat à Paris
 
Pour ce qui est de cette fameuse nuit du 17 octobre, Mme Ziouane dira que son mari lui a affirmé que «c’était un des plus glorieux événements de la révolution nationale parce qu’il s’est déroulé au-delà des frontières du pays, des milliers de personnes se sont avancées à visage découvert, le torse en avant, bravant le couvre-feu et les forces de l’ordre prêtes à tirer». 
«Si Mohamed m’a dit que ce soir-là, après 20 heures, il pleuvait. Les gens sortant des cinémas proches de son café ont assisté médusés à une scène inattendue. Hommes, femmes et enfants algériens en habits du dimanche sortaient de partout. Ils ont débouché en cortège sur les grands boulevards depuis le carrefour Strasbourg-Saint-Denis. Ils devaient être plus de 3.000 m’a-t-il dit. Il y avait des hommes de tous âges, certains tenant des bébés en burnous ou des enfants dans les bras, qu'ils s'efforçaient de protéger de la pluie. II y avait des femmes, européennes et musulmanes, dont certaines poussaient des youyous. Ils scandaient des slogans nationalistes en frappant en cadence dans leurs mains. C’était un moment d’émotion intense pour lui» se remémore-t-elle, précisant qu’une demi-heure plus tard, la fusillade du boulevard Bonne-Nouvelle qui n’est qu’un des épisodes sanglants du 17 octobre 1961 a commencé. Très vite, des dizaines de militants sont arrivés au café ensanglantés, cherchant à s’y réfugier. D’autres sont venus leur porter secours dans une ambiance chaotique où l’on n’entendait que les cris et les mitraillettes. Mon mari a paré au plus pressé en cachant la plupart de la rafle qui se menait à l’extérieur ». 
Elle poursuit : « Il m’a dit que ce soir-là, plus de 30.000 manifestants algériens ont défilé pacifiquement dans les rues de Paris. Entre 11.000 et 15.000 ont été arrêtés, parqués au Palais des sports ou au Parc des expositions, la plupart matraqués, d’autres noyés dans les eaux glaciales de la Seine ou du canal Saint-Martin. Pour illustrer ses propos il me rappelait souvent cette phrase de Prévert qui a dit à propos de cette funeste répression, ce soir-là : «Beaucoup d'arabes ont coulé sous les ponts, à Paris» . Et c’est ainsi qu’après avoir survécu à cinq attentats, Mohamed Ziouane est parti doucement le 5 avril 2018 à Paris, dans le même quartier où il a toujours vécu et qui a vu tant d’événements de la guerre de Libération nationale se dérouler. «Il me disait toujours avec fierté que l'Algérie est le seul pays à avoir réussi à transporter la Révolution sur le territoire de l'ennemi» s'est-elle remémorée, ajoutant que ce moudjahid, connu et apprécié de tous, a toujours affirmé que «les adhérents à la fédération de France ont grandement contribué au financement de la Révolution. Ils ont joué un rôle important dans la collecte des armes et la neutralisation des détracteurs de la Révolution et pour l'unification des rangs du FLN». Et «Zebawlou» était l'un de ses meilleurs membres.
 
Amel Zemouri

 

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