Dr Pierre Micheletti, ancien président de l’Action contre la faim, à propos du drame Palestinien : «Des comptes doivent être rendus»
Entretien réalisé par : Tahar Kaïdi
Médecin humanitaire, ancien président d’Action contre la faim et membre de Médecins sans frontières (MSF), le Dr Pierre Micheletti est très engagé auprès des populations, à travers le monde. El Moudjahid revient avec lui, à l'occasion de la Journée internationale de l'aide humanitaire, qui coïncide avec le 19 août, sur la situation à Ghaza et au-delà. Pour lui, des dirigeants devront rendre compte de l’échec moral qu’aura constitué la paralysie politique face au drame de la population ghazaouie.
El Moudjahid : La Cour internationale de Justice (CIJ) a ordonné une série de mesures conservatoires que l’entité sioniste doit exécuter. Plus de 10 mois après, les massacres continuent sans que la conscience internationale n’en soit ébranlée ?
Dr Pierre Micheletti : L’ampleur de la catastrophe pour la population de Ghaza, depuis les massacres d’autres civils en Israël, le 7 octobre 2023, est dramatique : plus de 38.000 personnes auraient été tuées, dont plus de 14.100 enfants et 9.000 femmes. Près de 90.900 personnes auraient été blessées, dont 12.320 enfants. Le plan d’évacuation de la bande de Ghaza, voté en 2004, créait les conditions d’un verrouillage total du territoire par Israël et de maîtrise de tous les intrants : denrées alimentaires, fourniture d’eau, moyens de communication, fourniture d’électricité. Idem pour le contrôle du réseau d’évacuation des eaux usées (article 8). Une «perfusion» fut ainsi mise en place, vitale pour la population. Toute violence politique, toute révolte populaire exposait, dès lors, par mesure de rétorsion, à une réduction des flux et des frontières vers ce territoire, que ceux qui le parcouraient ressentaient d’évidence comme une prison à ciel ouvert. La situation alimentaire dramatique qui prévaut aujourd’hui est la traduction, folle par son ampleur, de la capacité du voisin israélien à contrôler la perfusion. La disponibilité des denrées alimentaires sur le territoire est touchée sur ses différentes sources d’approvisionnement. Les pathologies liées à la promiscuité, à la mauvaise qualité de l’eau, au manque d’hygiène corporelle ou aux dégradations environnementales sont en forte augmentation. Le système de santé est détruit. Les hôpitaux continuent de subir de graves perturbations dans la fourniture de soins de santé dans la bande de Ghaza. Mais ce non-respect du droit international humanitaire (DIH) concerne également la mortalité dramatique des personnels de l’UNRWA. Jusqu’au mois de juillet, 197 personnels de l’UNRWA avaient perdu la vie. Traduisant une surmortalité majeure par rapport aux autres terrains de crise. En 2022, on avait ainsi dénombré, pour l’ensemble des agences onusiennes, partout dans le monde, 76 décès.
Le droit international humanitaire, le droit international pénal ou encore la Résolution 2417 (2018) du Conseil de sécurité et le Statut de la CPI prohibent expressément l’utilisation de la famine comme arme de guerre… Il paraît que ce que fait l’entité sioniste soit l’exception à la règle ?
C’est en août 1949, en espérant poser un cadre protecteur sur les populations civiles en zones de conflit armé, et pour tirer les enseignements des violences dramatiques de la 2e Guerre mondiale, que seront signées les Conventions de Genève, dont la 4e Convention centrée sur la protection des populations civiles. Ce mois d’août 2024 constitue ainsi le 75e anniversaire de la publication de ces Conventions.
En décembre de la même année 1949, l’Assemblée générale des Nations unies vota la constitution de l’UNRWA, comme une déclinaison concrète de la dynamique voulue par les pères fondateurs du Droit international humanitaire (DIH) contemporain. Mais malgré les constats dramatiques qui prévalent à Ghaza, ce Droit international n’est pas appliqué. La paralysie trahit une incapacité à exécuter, dans les faits, les décisions de justice prononcées par la CIJ (prévention et répression du crime de génocide dans la bande de Ghaza) ou par la CPI (délivrance de mandats d’arrêt contre des dirigeants du Hamas et israéliens, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité).
Alors que le monde célèbre la Journée internationale de l’aide humanitaire, tous les indicateurs d’analyse internationaux des situations de pénurie alimentaire sont au rouge. Au regard du droit international humanitaire, la faim ne doit pas être utilisée comme arme de guerre. Mais c’est le cas à de Ghaza… Comment y remédier ?
Rappelons que les quatre piliers de la sécurité alimentaire sont : la disponibilité des denrées alimentaires (le fait que les aliments soient présents sur le territoire), l’accès de la population à ces denrées (le fait que les gens puissent effectivement recevoir et consommer ces aliments), la bonne utilisation de ces aliments (liée aux bonnes pratiques de préparation et de diversité du régime alimentaire) et la stabilité de ces trois piliers dans le temps. Aujourd’hui, à Ghaza, aucun de ces principes n’est respecté. La production locale de nourriture, les importations commerciales, les stocks et les aides extérieures sont tous réduits ou anéantis. Le système alimentaire et l’agriculture se sont effondrés. Une grande partie des terres et des infrastructures agricoles, y compris les vergers, les serres et les champs cultivés ont subi d’importantes destructions.
Les hostilités ont également provoqué le déplacement de populations loin des terres agricoles. Environ 70% du bétail et des autres animaux auraient été perdus, depuis le 7 octobre 2023. D’après les données de l’UNRWA, le nombre maximum de camions entrant quotidiennement par les points de passage de Kerem Shalom et de Rafah était de 500 par jour, avant l’escalade de la violence ; environ 70 % de ces camions transportaient alors de la nourriture ou un mélange de produits alimentaires et non alimentaires. Entre janvier et septembre 2023, une moyenne quotidienne de 150 camions de nourriture est entrée dans Ghaza. Entre le 8 octobre 2023 et le 9 mars 2024, ce nombre est tombé à une moyenne de 65 camions par jour et la disponibilité des denrées alimentaires a considérablement diminuée.
Il existe de plus un contexte extrêmement propice à la diffusion de pathologies infectieuses, diarrhéiques en particulier. Les pathologies liées à la promiscuité, à la mauvaise qualité de l’eau, au manque d’hygiène corporelle et à la dégradation de l’environnement sont en forte augmentation. Pour y faire face, la population déplacée ne peut compter que sur un système de santé local détruit et sur des acteurs humanitaires internationaux, dont la présence est aujourd’hui dérisoire, du fait de la dangerosité du terrain et/ou des multiples entraves établies par les autorités israéliennes. Avant l’escalade des hostilités, la majorité de l’approvisionnement en eau dans la bande de Ghaza provenait de sources souterraines et le reste (environ 20 %) d’usines de dessalement et d’oléoducs transfrontaliers.
Le pompage excessif des eaux souterraines, en Palestine, a entraîné une grave pollution et salinisation de l’eau, en particulier dans la bande de Ghaza. Plus de 97 % de l’eau pompée dans l’aquifère côtier ne répond pas aux normes de qualité de l’eau, fixées par l’OMS. La plupart des systèmes de traitement des eaux usées ont été suspendus et ne fonctionnent plus, depuis novembre 2023, en raison des dommages subis, du manque d’approvisionnement en carburant/électricité et du manque d’entretien. Selon une étude menée en février 2024, l’accès à l’eau pour la boisson, le bain et le nettoyage est estimé à 1,5 litre par personne et par jour, alors que la quantité minimale d’eau nécessaire à la survie est de 15 litres, selon les normes internationales.
En ce qui concerne la gestion des déchets solides, qui était déjà une question cruciale avant l’escalade, la dernière mise à jour de l’UNRWA établissait que seuls 15% des sites disposaient d’installations pour le lavage des mains, à proximité des latrines. 24 % des sites évalués offraient un accès sûr et privé aux latrines et 51% disposaient d’installations séparées pour les hommes et les femmes. Là où les regroupements de populations sont les plus denses, on note la présence de matières fécales humaines autour des lieux de stationnement dans près de 80% des cas.
Les solutions doivent donc prendre en considération l’ensemble des mécanismes qui génèrent une crise humanitaire majeure : d’abord que cessent les combats et les déplacements forcés et meurtriers de la population civile, sécuriser les approvisionnements en nourriture et en eau, protéger la vie et le travail des acteurs humanitaires.
Depuis l’ordonnance du 26 janvier, dans laquelle les juges de la CIJ prévenaient d’un «risque» de génocide, les conditions de vie désastreuses des Ghazaouis «se sont encore détériorées», écrivent les juges de la plus haute juridiction des Nations unies (ONU), dans une nouvelle ordonnance délivrée jeudi 28 mars...
Le 19 août 2003, le siège de l’ONU basé au Canal Hôtel, à Bagdad, a été en grande partie détruit par un attentat à la bombe, qui a coûté la vie à 22 personnes, parmi lesquelles le Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Sergio Vieira de Mello. Cette attaque visait la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Iraq (MANUI), alors accusée d’une subordination coupable et dramatique pour la population civile, à la politique étrangère des Etats-Unis. En 2008, L’Assemblée générale de l’ONU a désigné cette date comme Journée mondiale de l’aide humanitaire. 20 années se sont écoulées, et toujours les mêmes errements, comme si aucune leçon n’avait été tirée, sur les effets catastrophiques de la soumission des principes humanitaires au cynisme des logiques politiques. A Ghaza, la population civile et les acteurs humanitaires en sont actuellement les victimes. Sauf qu’aujourd’hui, les agences de l’ONU font preuve d’un courage politique que Vieira de Mello avait eu à peine le temps d’initier à Bagdad. Après le temps des combats devra, tôt ou tard, impérativement venir le temps de la Justice et du Droit. La CIP et la CIJ ont émis des décisions argumentées et explicites pointant la responsabilité des individus et des États. Nul doute, qu’à terme, des dirigeants devront rendre compte de l’échec moral qu’aura constitué la paralysie politique face au drame de la population ghazaouie.
Un mot à la fin sur cette Journée internationale pour célébrer l'aide humanitaire...
Ce 19 août 2024 met ainsi un coup de projecteur sur la façon dont le DIH est aujourd’hui nié dans la bande de Ghaza. Ce conflit, avec l’Ukraine, fait l’objet d’une grande attention des acteurs majeurs des relations internationales. Il convient cependant de ne pas perdre de vue, en ce jour de commémoration, les nombreux autres lieux, moins médiatisés, où se déploient d’autres drames humanitaires : en RDC, en Haïti, au Soudan du Sud (…), comme aux portes de l’Union européenne, où périssent en silence et dans l’indifférence de l’Europe, des milliers de migrants-naufragés…
«Ne rougissez pas de vouloir la Lune. Il nous la faut !» Cette phrase trouve tout son sens dans les 265.000 km de fibre optique réalisés par l’Algérie, une distance qui se rapproche de celle qui nous sépare de la Lune.