Ahmed Kateb, spécialiste en relations internationales au journal El Moudjahid : «La décision de l’Algérie est stratégique»

Entretien réalisé par Amel Saher

El Moudjahid : Suite à la détérioration de la situation sécuritaire au Soudan, l’Algérie, sur décision du président de la République Abdelmadjid Tebboune, a rapatrié les membres de notre communauté nationale résidant au Soudan, désireux de rentrer, ainsi que les ressortissants des pays amis. Quelle est la portée symbolique de cette démarche ?

Ahmed Kateb : La décision du président de la République de procéder au rapatriement des membres de la communauté algérienne établie au Soudan, ainsi que les ressortissants de pays amis, a une double portée. Elle est stratégique, car les plus hautes autorités du pays sont à l’écoute et au chevet des Algériens à l’étranger, de leurs soucis et leur bien-être. Ces derniers ne sont pas laissés pour compte, bien au contraire. On l’a vu lors du rapatriement des Algériens bloqués dans plusieurs pays lors de la pandémie du Covid-19. L’Algérie a été l’un des rares pays au monde à rapatrier tous ses ressortissants bloqués, même si l’opération s’est étalée sur plusieurs semaines, le plus gros de nos compatriotes ont rejoint le pays par voie aérienne et maritime. Cette décision est stratégique également parce qu’elle a mobilisé les forces aériennes algériennes qui se sont projetées dans un pays en proie à l’instabilité et où il est difficile d’évacuer un nombre important d’individus.  
La deuxième portée symbolique concerne l’évacuation de ressortissants de pays amis et dont la logistique ne permettait pas la mobilisation de moyens importants. En effet, ni la Syrie et encore moins la Palestine ne pouvaient évacuer leurs ressortissants et c’est tout à fait normal que l’Algérie le fasse. Il y a eu le précédent du Covid-19 où les Tunisiens, les Mauritaniens, les Yéménites, pour ne citer que ces nationalités, ont été évacués par l’Algérie au même titre que les Algériens.

L’Algérie, qui assure actuellement la présidence du Conseil de la Ligue arabe au  niveau du Sommet, a  exprimé ses inquiétudes quant au développement de la situation au Soudan, tout en appelant les parties soudanaises à faire prévaloir le dialogue et cesser les combats. Quel rôle peuvent jouer les pays arabes pour contenir les combats et éviter que la situation ne s’aggrave davantage ?

L’Algérie, présidente en exercice de l’actuelle session de la Ligue arabe a exprimé ses inquiétudes face à la dégradation de la situation au Soudan dès les premiers jours, et c’est normal qu’elle le fasse. L’appel à la cessation des combats et à la primauté du dialogue politique sont un préalable pour le retour à la stabilité et l’amorce d’un processus politique, car il est difficile, sinon impossible, de faire asseoir les protagonistes autour de la même table si l’on n’arrive pas à faire taire les armes. Le peuple soudanais qui a souffert de deux longues guerres civiles (1955-1972 et 1983-2005) avec pour résultat la partition du pays, ne peut plus supporter une situation de fragilité multidimensionnelle après quatre ans d’instabilité politique consécutive à la chute de l’ancien président Omar Al-Bachir. D’où l’importance d’une solution nationale adossée à une action arabe énergique et rapide. La Ligue arabe peut créer un mécanisme ad hoc constitué par les ministres des Affaires étrangères, du président en exercice du Conseil de la Ligue (l’Algérie), du précédent président (la Tunisie) et du futur président (l’Arabie saoudite) pour piloter une action en direction des deux protagonistes les généraux Al-Burhan et Hamideti, une sorte de troïka arabe. Cette mission de facilitation permettra, sans nul doute, de créer le climat adéquat pour impliquer la classe politique soudanaise et la société civile dans la recherche d’une solution consensuelle et urgente afin d’éviter le spectre de la guerre civile. De plus, la Ligue arabe peut coordonner avec l’Union africaine et les Nations unies afin de baliser la route à des discussions sérieuses qui prennent à bras le corps tous les problèmes politiques, civilo-militaires, économiques et sociaux du Soudan et sortir ainsi d’un processus transitionnel stérile et contre-productif.

Quels sont les risques à craindre sur la stabilité de la région et sa géopolitique au vu des nouveaux rapports de force dans le monde ?

Le conflit qui vient d’éclater au Soudan est à intégrer dans un vaste mouvement de plaques tectoniques consécutives à l’opération russe en Ukraine. Indépendamment des causes endogènes du problème (sociologiques, politiques, distribution de la richesse et des équilibres territoriaux entre les différentes provinces du pays), le risque d’une manipulation-instrumentalisation de chaque protagoniste par un ou plusieurs parrains régionaux et internationaux est grand. Cela conduira à l’internationalisation du conflit. Les connexions sont multiples et le fait que l’entité sioniste «soit mandatée» pour ouvrir des canaux avec Al-Burhan et Hamideti renseigne sur les tenants et les aboutissants des enjeux. L’effondrement de l’Etat soudanais permettra de fractionner encore plus un pays déjà dépecé et fragmenté avec le risque d’un détachement du Darfour ou du Kordofan de la collectivité nationale soudanaise. Les forces centrifuges sont suffisamment fortes pour accélérer ce processus. La balkanisation du Soudan risque d’être cataclysmique pour la Corne de l’Afrique, le Sahel et l’Afrique du Nord. 

A. S.

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