Oubi Bouchraya Bachir, représentant de la RASD en Europe et auprès de l’UE, dans une interview exclusive à Politis-El-Moudjahid

Politis-El-Moudjahid : Le conflit du Sahara occidental perdure depuis 1975. Comment s’explique, d’après vous, cette très longue durée, quels sont les véritables enjeux et quels sont les facteurs qui en entravent la résolution ?

Oubi Bouchraya Bachir : Tout d'abord, permettez-moi de remercier Politis-El-Moudjahid de m’avoir donné l’occasion d’aborder le conflit au Sahara occidental sous différents angles, en lien avec trois principaux enjeux que l'on peut classer selon trois niveaux : le premier niveau international-juridique, le deuxième régional-postcolonial et le troisième national-local Concernant le premier enjeu, il touche le droit international et la légalité internationale qui régissent les normes et les règles du jeu auxquelles notre monde est soumis et sans lesquelles la communauté internationale se réduirait à une jungle sauvage. Etant l'expression de la volonté des peuples colonisés, via un référendum démocratique, la décolonisation est une base importante dans ce contexte, en particulier depuis l’adoption par les Nations unies de la résolution 1514 (1960). Dès lors, l’application de ce principe ne devrait pas rester une exigence du seul peuple sahraoui, mais une exigence du monde entier, parce que dans ce cas, c'est le droit international et la Charte des Nations unies qui seraient gravement transgressés. Le deuxième enjeu, qui concerne la région du Maghreb, et peut-être aussi toute l’Afrique de l’Ouest, où l’indépendance du Sahara occidental est considérée comme vitale, car enterrant définitivement la thèse expansionniste du "Grand Maroc" inventée par Allal al-Fassi à la veille de l'indépendance du Maroc mais, curieusement et dangereusement, adoptée par l'État marocain dès son indépendance, jusqu'à aujourd'hui, y compris dans la Constitution actuelle qui ne parle pas de frontières nationales bien définies, mais de "frontières authentiques", donc aux contours flous et étirables à souhait. On voit bien, alors, la menace que fait peser l'ogre marocain sur tous les peuples de la région. Ogre jusque-là entravé par la résistance héroïque du peuple sahraoui. Si cet ogre insatiable et malfaisant, qu'à Dieu ne plaise, en est libéré, l'on peut aisément imaginer les graves dangers qu'encourraient les pays et les peuples de la région, en termes de souveraineté et d'unité territoriale. Par ailleurs, le conflit du Sahara occidental met clairement en évidence le conflit entre deux volontés radicalement opposées : la première est expansionniste, belliciste au service d'agendas étrangers, ayant pour objectif d'accaparer les richesses de la région. Le régime marocain y joue, depuis son indépendance, le rôle de fer de lance au profit de l'Occident et du sionisme. La deuxième défend farouchement l'indépendance réelle des peuples et rejette toute indépendance de façade. L'Algérie défend cette idée depuis son indépendance, en actes et en paroles. L'on comprend, dès lors, la centralité du conflit du Sahara occidental dans cet enjeu et l'importance cruciale de l'indépendance du Sahara occidental. L'on comprend aussi les raisons de ce soutien indéfectible de l'Occident, en général, et d'Israël au régime colonialiste du Makhzen. Le troisième enjeu est cette dimension nationale sahraouie. Le peuple sahraoui est profondément attaché à son indépendance et à sa liberté. Il y a une réalité nationale sahraouie, enracinée dans le temps et dans l'espace, consolidée au fil de sa lutte armée contre ses envahisseurs et que l'on ne peut pas ignorer ou escamoter.

Le 18 mars dernier, le Chef du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, a effectué un revirement dans la position de son pays qui a surpris plus d’un, en considérant la proposition marocaine d’autonomie pour le Sahara occidental comme «la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution de ce différend» entre Rabat et les indépendantistes du Polisario. Comment expliqueriez-vous cette volte-face, et quel pourrait être son impact sur l’offensive diplomatique sahraouie ?

Pourquoi ce changement radical ? C'est la question à un million de dollars ! En Espagne, et jusqu'à ce jour, personne ne le sait exactement, même pas au sein du gouvernement, encore moins dans l’opposition et dans les rangs du parti socialiste au pouvoir. Mais quand on examine les relations entre l'Espagne et le Maroc, sous l'angle du "chantage réel et permanent" auquel se livre le régime marocain contre l'Espagne, la réponse devient non seulement claire, mais évidente. Cette nouvelle position de Sanchez est le prix exigé par le Palais royal du Maroc pour rétablir les relations entre les deux pays, considérablement détériorées depuis l’été 2021. Le Maroc, de manière malhonnête et sans respect des normes internationales et des règles de courtoisie diplomatique, a su tordre le bras à l’Espagne et à l’Europe sur des questions telles que celles de Ceuta et Melilla, l’immigration, le terrorisme, le trafic de drogues, les eaux territoriales au large des îles Canaries, etc. Cette fois-ci, c'est pareil : une autre soumission, une de plus. Autrement dit, Sanchez a acheté pour l'Espagne, au prix fort, "un poisson qui est encore dans l'eau", comme dit l'adage. L'Espagne, depuis qu’elle a trahi le peuple sahraoui et les Nations Unies en 1975 en se retirant du Territoire et sans organiser le référendum d’autodétermination comme promis, n’a plus aucune marge d’erreur, de compromis ou de manœuvre, car elle a une responsabilité historique, politique, morale et juridique en tant que Puissance administrante du Territoire, de jure, encore aujourd'hui. C’est un pays voisin de notre région qui a des intérêts avec tous les États de la région et ne pouvait pas réduire cette relation régionale riche, dense et diversifiée au seul royaume du Maroc. De plus, Sanchez s’est complètement écarté de la position adoptée par la communauté internationale par son soutien clair à la proposition marocaine, y compris de celle de l’Allemagne, la France et les États-Unis d’Amérique qui, contrairement à lui, considéraient la proposition marocaine comme une proposition posée sur la table, sans commettre l’erreur de faire l'évaluation fatale qu'il a faite en la jugeant à titre de comparaison comme "la" plus réaliste et crédible. C'est donc une nouvelle position qui appuie la proposition marocaine et non une simple expression de préférence. Sanchez savait, comme tout le monde, que la proposition d’autonomie n’est qu’une légalisation de l’ordre colonial au Sahara occidental et une tentative de légitimer l'invasion militaire du Maroc, loin de tout cadre juridique international, et encore plus loin des aspirations du peuple sahraoui. La nouvelle politique du Chef du gouvernement espagnol, tout comme la proposition marocaine elle-même, est une politique mort-née, car elle a été rejetée par une partie de la coalition gouvernementale, par une grande partie de la coalition parlementaire et par la majorité absolue du Parlement et du Sénat, comme en témoignent les résolutions rendues publiques récemment. Et Sanchez continue d'être constamment interrogé à propos de ce revirement honteux pour le pays. Il s'est mis ainsi que son parti dans une impasse. Même ses partenaires européens ont refusé de le suivre, préférant rester alignés sur la position adoptée par l'ONU et exprimée par l'envoyé personnel, Staffan De Mistura. Paradoxalement, la trahison de Sanchez a rendu un grand service à la cause sahraouie en Espagne, en la hissant dans l'ordre des priorités politiques espagnoles, en créant le consensus au sein de la classe politique autour du soutien et de la solidarité avec le peuple sahraoui et d'être davantage vigilant à sa cause lors des échéances électorales de l'année prochaine. La diplomatie sahraouie observe ces changements positifs et les accompagne afin de défendre au mieux notre combat de libération dans ce pays. C'est le côté positif de cette imprévisible volte-face qui, loin d'être un motif de découragement, anime notre diplomatie et renforce le mouvement solidaire.

Le Président Abdelmadjid Tebboune a, lors d’une rencontre périodique avec les médias nationaux, qualifié le revirement de l'Espagne en faveur de la position marocaine sur la délicate question du Sahara occidental d’"inacceptable moralement et historiquement". Que pensez-vous de la position de l’Algérie ?

La position de l'Algérie, découle de son histoire et des principes fondateurs de sa politique étrangère depuis l'indépendance jusqu'à aujourd'hui, et son soutien à la cause sahraouie s'inscrit naturellement dans ce cadre, et il serait plutôt anormal s'il n'y avait pas de soutien. Sa position est fondée sur des principes solides, permettant une cohérence irréprochable depuis le début du conflit jusqu'à aujourd'hui. Entre Boumediene et Tebboune, il y a eu plusieurs présidents et beaucoup d'événements et de changements profonds, mais la position sur le conflit sahraoui est restée constante, car c'est une position de principe. Si elle était basée sur des calculs circonstanciels, elle aurait changé avec les circonstances, si elle était basée sur des intérêts étroits, elle aurait pris fin rapidement. Au contraire de tout cela, l'Algérie, perdrait si elle faisait des calculs en fonction d'intérêts aléatoires et à court terme mais elle gagne à long terme en faisant le choix de soutenir les causes juste des peuples sahraoui et palestinien. Elle fait triompher ses choix stratégiques en favorisant l'indépendance et la souveraineté des peuples contre ce colonialisme d'un autre âge pratiquée sans gêne par le Maroc et Israël et ils font sans cesse une promotion indigne de l'humanité de notre époque. Le peuple sahraoui restera reconnaissant à l'Algérie, à son peuple, à son gouvernement et à son armée pour cette position honorable. Quant à l'Espagne, non seulement elle a abandonné le peuple sahraoui en plein vol, mais elle a aussi plongé les autres peuples et pays de la région dans un état de tension et conflits interétatiques permanents depuis 1975 à cause de cette plaie béante et saignante qu'elle a taillée dans la chair du peuple sahraoui.

La diplomatie américaine de l’actuelle administration a confirmé avoir mené des tractations avec vous et le Maroc. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Les États-Unis d'Amérique sont le porte-plume au sein du Conseil de sécurité de l'ONU, en ce qui concerne le Sahara occidental ; c'est aussi le pays qui a donné la plupart des envoyés personnels du Secrétaire général de l'ONU. Sa position a subi un coup majeur avec l'annonce de Trump en décembre 2020, en reconnaissant la prétendue souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Ceci dit, avec l'avènement de l'administration Biden, une approche contredisant celle de Trump a été initiée, adoptant des positions qui donnent, au fond, l'impression de l'existence d'une volonté de contourner la parenthèse ouverte par l'ex-président. Au cours de cette année et de l'année dernière, des positions respectables sur le conflit ont été exprimées, tant par le Secrétariat d'État et le Pentagone que par le Congrès et le Sénat, qui, nous l'espérons, conduiront à un rétablissement de l'équilibre en annulant officiellement la déclaration de Trump. Nous exprimons clairement notre position aux Américains, comme nous le faisons aux autres capitales internationales. Notre position est connue de tous.

Politis-El-Moudjahid

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