Kamel Beniaiche, auteur de Massacres du 8 mai 1945, la vérité mystifiée : «Il est grand temps d’accéder à la vérité historique»

Entretien réalisé par Kader Bentounes

Notre confrère Kamel Beniaiche vient de publier, aux éditions El watan El youm, un ouvrage intitulé Massacres de mai 1945, la vérité mystifiée. Un deuxième opus d’une enquête de plusieurs années sur ces funestes événements, précurseurs de la guerre de Libération nationale. Il revient, dans cet entretien, sur les grandes lignes du livre, sur les vérités inédites, fruit d’une investigation de longue haleine.

El Moudjahid : Comme le titre l’indique, quelles sont ces vérités mystifiées depuis 78 ans ?
 
Kamel Beniaiche : La vérité mystifiée est le prolongement d’une enquête journalistique entamée en 2005. La poursuite des investigations m’a permis de dévisser de nouveaux ressorts de l’épisode traumatique miné par la désinformation. Le présent ouvrage est le fruit de 7 ans... de milliers d’heures de travail, d’efforts inlassables, de sacrifices incommensurables. Un essai historique aussi important a nécessité une montagne de documents (archives, ouvrages, journaux) et plusieurs témoignages aussi précieux les uns que les autres. Préfacé par l’historien Hosni Kitouni et le journaliste Fayçal Métaoui, la «vérité mystifiée» contient des informations non enseignées à l’école. Elles ne sont pas non plus transcrites dans les manuels scolaires et les livres d’histoire. L’exploitation d’une mine de nouveaux documents d'archives m’a permis de démolir les amalgames sans preuves. Le supplice de milliers de petits orphelins est l’autre particularité de l’essai. Le simulacre de la reddition de Melbou déconstruit. J’apporte un éclairage précieux sur les carnages commis à Guelma, Beniyadjis (Jijel) et ailleurs. Le niet du barreau d’Alger qui avait à l’époque refusé de défendre les indigènes, suspects ou non, remonte à la surface. Les répressions policières, administratives et judiciaires ne sont pas éludées. L’ouvrage pointe du doigt les rafles, les internements arbitraires, les interdictions de séjour, les exécutions sommaires et d’autres faits importants.
 
Vous avez effectué beaucoup de recherches sur le terrain. Quelles ont été les difficultés rencontrées ?
 
Le 8 mai est une date marquante de notre histoire contemporaine. Pour de nombreux historiens algériens, français et américains, dont Todd Shepard, le 8 mai 1945 est le détonateur de la glorieuse révolution de novembre 1954. Malheureusement, d’innombrables zones d’ombre de cette étape douloureuse demeurent méconnues, inexplorées et inexploitées. 
En dépit des mille et une difficultés auxquelles je me suis heurté, j’ai pu dévisser de nouveaux verrous. En plus de difficultés matérielles, les questions inhérentes au visa, aux frais du voyage et la prise en charge d’un séjour coûteux en rajoutent une couche. 
Ce n’est pas du tout évident pour un chercheur indépendant, journaliste de surcroît, de réaliser un document aussi précieux.
 
Vous avez également beaucoup fouiné dans les archives... En quoi réside la complexité de cette démarche ?
 
La vérité ne peut jaillir sans accès aux archives publiques et fonds privés. Indispensables, de tels outils permettent aux chercheurs de croiser les sources. Malheureusement, les chercheurs algériens et français ne sont pas logés à la même enseigne. Les archives ne sont pas toutes communicables, aussi bien à Vincennes qu’à Aix-en-Provence. 
On ne peut accéder à certaines archives frappées du sceau «secret». 
Alors que les chercheurs français, eux, ont plus de facilité à accéder aux dossiers «confidentiels». Les documents privés, c’est la voix et la bannière. Pillée puis expédiée par navires de guerre, l’archive est un instrument important pour l’écriture de l’histoire et un patrimoine algérien qu’il va falloir décoloniser un jour. Une grande partie de l’archive militaire a été nettoyée.
 
L’historienne Annie-Rey Goldzeiguer le souligne, notamment pour la tragédie de mai 1945 : «La correspondance du général Duval, commandant de la division du constantinois, a été tronquée de la période du 8 au 11 mai 1945.»  Avons-nous des chiffres du nombre de martyrs et de prisonniers de ces événements ? 
 
Controversé, le bilan de l’armistice ensanglanté est débusqué. Publiés pour la première fois, les documents remettent en cause la propagande de Lestrade Carbonnel (Préfet de Constantine), le général Duval (commandant de la division territoriale du département de Constantine), le Général Henri Martin (commandant du 19e corps d’armée à Alger), Yves Chataigneau (gouverneur général d’Algérie) et Adrien Tixier (ministre de l’intérieur), lequel a volontairement mis sous scellés les aveux d’André Achiary, sous-préfet de Guelma, commanditaire de l’exécution le 10 mai 1945 de neuf jeunes algériens. La peur du tribunal de Nuremberg a contraint les maîtres d’Alger à mettre une chape de plomb sur le plus horrible carnage commis quelques heures après la fin de la Seconde guerre mondiale. La propagande de la haute autorité civile et militaire du gouvernement d’Algérie est la principale source de la polémique entourant les milliers de victimes algériennes.
 
À quel point est-il important de rétablir toute la vérité autour de cette page sombre de notre histoire ?
 
Mu par le devoir de vérité, le présent travail met les points sur les «i», déconstruit, preuves à l’appui, les contrevérités des porteurs de la mémoire coloniale et des nostalgiques de l’Algérie française. Il est, à mon sens, grand temps que les générations des deux rives de la méditerranée accèdent à la vérité historique. Cette vérité est tout sauf la thèse de l’histoire à sens unique. La fameuse citation du dramaturge Bertolt Brecht : «C’est le vainqueur qui écrit l’histoire défigure sa victime et fleurit sa tombe de mensonge» n’est plus de mise pour ce qui est de l’écriture de notre histoire et de la préservation de notre mémoire collective.
 
Quelle sera la thématique de votre prochain ouvrage ? 
 
Comme nous n’avons rien dit de cet épisode traumatique, l’épilogue n’est toujours pas d’actualité. Nous allons donner la parole aux archives. Le prochain ouvrage sera «le 8 mai 1945 par les documents». Les pièces en ma possession battent en brèche les amalgames sans preuves. Le temps de la dénégation, du déni et de l’histoire à sens unique est révolu. Je prépare en parallèle un ouvrage sur le camp de concentration de Gasr Thir (actuellement Ksar El Abtal –une localité située à 19 km au Sud de Sétif) où ont été emprisonnés et torturés des centaines de moudjahidine que l’armée coloniale appelait les PAM (prisonniers pris arme à la main).              
 
K. B.

 

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