
Par Boukhalfa Amazit
«Les forts font comme ils l’entendent, et les faibles souffrent comme il se doit.»
(Thucydide)*
Un regard, même superficiel sur le planisphère terrestre, laisse apparaître des œdèmes violacés par-ci, des boursouflures par-là, quand ce ne sont pas des chancres purulents, que les médications de thérapeutes, en complets sombres et attachés-cases en croco, n’ont pas soulagé. Les croyances populaires, n’ont pas été jusqu’à donner crédit aux théories tranquillisantes, qui soutenaient que les sanglants conflits mondiaux du siècle dernier, le Premier puis le Second, lequel s’est achevé avec les plus vénéneux des champignons que l’homme aura cultivé sur terre, que le cauchemar n’est plus de cette terre. Ce n’est pas tout, car il y eut également les guerres de la décolonisation, dont l’un des plus terribles a été celui qui a opposé les Algériens à la France coloniale et que le conférence de Bandoeng, puisqu’il s’agit de notre propos de la semaine, a salué et appuyé. La diplomatie algérienne fera dans cette ville ses premiers pas. Elle qui était plongée dans un de ces conflits asymétriques, durant lesquels les peuples-spartacus, assimilés à des esclaves, se sont opposés, armés de la seule Histoire, contre les arsenaux formidables, expérimentés à satiété et dont la production s’est multipliée de façon exponentielle.
Bref, peuples et nations, une fois autodéterminés, se sont ensuite essayés au développement, croyant que l’humanité avait, purgé le passé, de ses fielleuses humeurs noires, pour le reste des temps. Comme ils ont apprivoisé l’idée, ou plutôt l’espérance que la stabilité née du nouvel ordre mondiale, allaient survivre aux événements et aux hommes, que la réunion des trois «gentils» qui se sont partagé l’héritage de la guerre en février 1945 à Yalta, en Crimée sur les rives de la mer Noire, avaient exorcisé ad aeternam, le mal et que les calices de bile avaient été jetés dans les rivières du temps soldé.
«Mi thefra el guirra antik
(quand la guerre fut terminée)
Nenayass thoura dhayen
(nous avons dit enfin, ça y est)
Lakine Russe dh’Lamarik
(mais entre Russes et Américains)
Thekvar daawa garassen
(le conflit ne s’est pas éteint).
Khadhmen la bombe atomique
(ils ont fait la bombe atomique)
Nougadh adha s’negrene
(nous craignons qu’ils nous éradiquent).
Le poète et chanteur algérien, Slimane Azem résumait ainsi l’état du monde au lendemain de 1945.
C’est à croire que rien n’a changé depuis ces temps de surenchères qui ont mené, de nombreuses fois, les adjudicataires au bord de l’irréparable en rééditant leurs abominables exploits, que ne cessent d’exploiter et de glorifier, leur cinéma, leur littérature, mobilisant des légions d’officiants. Comme pris de nostalgie des fringales meurtrières des première et deuxième boucheries mondiales, ils convoquent les arts et les artistes pour apothéoser des héros, déifier les chefs en escamotant les vraies raisons de l’étripage. Fragiles rambardes que ces bastingages diplomatiques, peu efficaces, de surcroît onéreux pour les contribuables de tous les pays, qui ont été crées à grandes volées de promesses ou plutôt de pollicitations. Autant d’épouvantails de papier pour déballonner des va-t-en-guerre, qui n’aspirent qu’à la gloriole qu’ils tireront d’avoir dessoudé l’impudent voisin. Le général américain George Patton qui s’était distingué en Europe durant le second conflit mondial, galvanisait ses troupes en leur disant : «qu’on ne gagne pas une guerre en mourant pour sa patrie, mais en faisant ce qu’il faut, pour que ce soient ceux d’en face qui meurent pour leur pays».
Ne nous y trompons pas. C’est la même logique bataillarde qui prévaut aujourd’hui, à cet alourdissement près, que nous n’en sommes plus aux conflits de la poudre, mais immergés jusqu’au cou dans le cloaque nucléaire. Ce qui nous pend au dessus de la tête est autrement plus destructeur que tout ce qui détruisait déjà pas mal, dans le passé. Des bidules qui font rêver bien des dictateurs dans leur caveau.
Il y a de quoi avoir peur lorsque vous entendez le chef d’une grande puissance affirmer que la planète entière lui appartient. Noam Chomsky, célèbre linguiste et intellectuel engagé américain, illustre ce propos par la doctrine Clinton qui prévoit que «les Etats-Unis se réservent le droit de recours unilatéral à la force militaire pour s’assurer un «accès sans restriction aux marchés clés à l’approvisionnement en énergie et aux ressources stratégiques». Clinton, poursuit le penseur, fait écho à un diplomate, également américain, George Kennan, qui expliquait au lendemain de la deuxième guerre mondiale «qu’en Amérique latine «la protection de nos matières premières doit être une préoccupation majeure. «Nos matières premières», dont le hasard veut qu’elles se trouvent ailleurs, nous appartiennent de droit.»
Voilà de quoi tressaillir. S’imaginer que du jour au lendemain quelqu’un peut s’arroger le droit de faire irruption chez vous pour vous dépouiller de ce que vous possédez, sans autre forme de procès. Il y a de quoi se faire des cheveux blancs. Nos indépendances, si durement arrachées, seraient-elles donc en sursis ?
Le mouvement des non-alignés est parti de telles comminations dans les années 1950. C’est quand un groupe de pays dit «groupe de Colombo» a réagit à la signature d’un accord militaire entre le Pakistan et les Etats-Unis. L’inde, avait, comme il fallait s’y attendre, exprimé son hostilité à ce traité qui aggravait le conflit sur la question du Cachemire. Question qui persiste jusqu’à présent et qui empoisonne les relations entre les deux pays, depuis la partition du sous-continent en 1947. C’est le Sri Lanka, qui s’interposera par son premier ministre Sir John Kotelawala, qui a initié une conférence des Etats de la région, dans sa capitale Colombo. La réunion regroupait les premiers ministres de l’Inde, du Pakistan, de la Birmanie et de l’Indonésie. Puis il y eut Bogor en Indonésie, en 1954 et Bandoeng en avril 1955.
Cette station balnéaire entrera dans l’histoire, quand Ahmed Soekarno, leader de l’indépendance, puis président de l’Indonésie, invitera à une conférence les leaders des Etats de cette troisième force qui émergeait deux années auparavant, et s’appelait déjà le Tiers-Monde. C’était l’époque de la «pactomanie». Le secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles du gouvernement Eisenhower, considérait toute forme de neutralisme comme «une vertu douteuse».
C’est à Bandoeng, faut-il le rappeler que la diplomatie de l’Algérie combattante, dirigée par Hocine Aït-Ahmed, accompagné de M’Hamed Yazid, tous deux représentant le FLN, enregistrait ses premiers succès. Elle deviendra partenaire à part entière et membre fondatrice, six ans plus tard, à Belgrade en 1961, alors que la guerre d’indépendance n’était pas terminée, du Mouvement des pays non-alignés. L’Algérie adhérera à ce «neutralisme», ni-est-ni-ouest,
Plus tard c’est au 4ème sommet d’Alger, en 1973, qu’il prendra une voilure supérieure avec la participation de 75 pays.
Le mouvement s’épaissiraa et prendra de la consistance. Jusque là il approximait plutôt un patchwork politico-idéologique, mouvant, selon les forces d’attraction et de répulsion. Mais ainsi que le relevait le journaliste et globe-trotter C.L. Sulzberger «les pays du Tiers Monde n’ont pas de points communs hormis la pauvreté et un solide complexe d’infériorité».
Il est incontestable que le mouvement des non alignés a accompagné la fin de décolonisation par un soutien ferme aux «damnés de la terre» pour reprendre la formule de Frantz Fanon, théoricien de ce que sera la Tiers-mondisme. Et c’est sans doute pour secouer ces terribles pesanteurs, que tous ces peuples, «les damnés» s’étaient comptés pour inventer des solutions pour s’en sortir et sortir s’épousseter de la couche de fatalité qui lestait son devenir.
Malgré le contrecoup considérable au niveau planétaire, dire que Bandoeng fut la pierre de Rosette, où que les précurseurs du mouvement des non-alignés, qui marquera la double décennie 1960-1980, pensaient faire contrepoids à force égale avec les pays les plus puissants serait faux. Faux et prétentieux. Toutefois, l’esprit fondamentalement anticolonialiste est demeuré un des dénominateurs communs pendant longtemps, son efficience politique a été de faible impact concernant particulièrement le Moyen-Orient, la question palestinienne et en Afrique, le problème de la colonisation du Sahara Occidental par le Maroc. Ensuite et la volonté par la suite, de se démarquer des deux blocs, même si une certaine tendance s’était dégagée, après le sixième sommet de la Havane de développer un «non-alignement positif» c’est à dire, moins exigent envers le bloc socialiste et plus radical contre les Etats-Unis, mènent à dire, très prudemment, que le «tiers-mondisme» a apporté aux Etats les plus démunis un sentiment d’appartenance à un ensemble non négligeable qui, s’il ne pèse pas directement dans la conduite des affaires du monde, compte tout de même par le nombre.
Après la chute du mur de Berlin en 1989, l’implosion de l’URSS et du bloc socialiste en 1991, et le surgissement de la Chine, le mouvement a quelque peu perdu ses repères traditionnels.
B. A.
Sources :
* Noam Chomsky, Contours de l’Ordre Mondial.
Conférence à Paris. 2010.
- Hocine Aït Ahmed, La guerre et l’Après Guerre. Scolie. Alger-2013
- La Paix indésirable ? Rapport sur l’utilité des guerres.
Calmann Levy. Paris-1967
- Les Etats-Unis et le Tiers Monde. C.L. Sulzberger. Plon 1966.
- Samir Amin. Le contrôle militaire de la Planète. Conférence.
Février 2003.