Entretien réalisé par : Samia Boulahlib
Dans un entretien accordé à El Moudjahid, le Pr Gaspard Banyankimbona, Commissaire de l’Union africaine, souligne le rôle croissant de l’Algérie comme moteur de développement technologique africain. Grâce à son soutien aux start-up et à ses investissements dans le numérique, l’IA et l’économie du savoir, le pays s’impose comme un point d’ancrage stratégique pour une Afrique innovante et compétitive.
El Moudjahid : Professeur, comment percevez-vous le rôle de l’Algérie en tant que pays hôte de cette 4ᵉ édition de la Conférence africaine des start-up pour renforcer l’écosystème technologique et entrepreneurial africain ?
Pr Gaspard Banyankimbona : L’Algérie rend aujourd’hui un service précieux à tout le continent en accueillant, non seulement cette 4ᵉ Conférence africaine des start-up, mais aussi en étant un champion africain des startups et en abritant le secrétariat permanent de la Conférence qui, pour le moment, est un évènement annuel.
Vous savez, organiser une Conférence, c’est une chose ; la faire grandir jusqu’à en faire une institution continentale établie, en est une autre. L’Algérie a relevé ces deux défis. C’est pourquoi nous lui sommes profondément reconnaissants.
Elle est en train de réussir la création d’une vitrine de ce que l’Afrique ambitionne, à travers la priorisation des jeunes talents dont elle regorge au cœur de son développement.
En réunissant entrepreneurs, investisseurs, chercheurs et décideurs, l’Algérie montre qu’elle croit en une Afrique innovante, connectée et capable de transformer ses défis en opportunités. C’est exactement cet esprit que l’Union africaine veut promouvoir à travers l’Agenda 2063.
Comment la Commission de l’Union Africaine prévoit-elle de travailler avec des pays comme l’Algérie, afin que de telles rencontres se transforment en plateformes continentales durables ?
Nous ne voulons pas que ce genre de conférence soit perçu comme étant des «feux d’artifice» qui s’éteignent après quelques jours. Notre objectif, avec l’Algérie et d’autres pays engagés à jouer le rôle de champions dans d’autres secteurs de préoccupation du continent, est de les transformer en espaces permanents de collaboration. Le secrétariat permanent de la Conférence, basé en Algérie, sera un partenaire clé. Nous allons l’appuyer pour que les engagements pris ici se traduisent en actions concrètes et bien alignées avec nos cadres continentaux, comme la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF) ou la stratégie STISA-2034. L’idée étant que chaque édition laisse une trace : des partenariats, des financements, des politiques publiques améliorées...
Quelles opportunités concrètes s’offrent aujourd’hui aux startupeurs africains présents à cette Conférence pour accéder davantage au marché continental ?
D’abord, il y a eu la Foire interafricaine du commerce (IATF) qui s’est tenue en Algérie en septembre 2025 : un véritable tremplin vers le marché unique africain. Ensuite, nous organisons chaque année la Semaine africaine des compétences, où les jeunes innovateurs peuvent présenter leurs solutions, rencontrer des mentors et signer des partenariats. Plus intéressant encore, l’Union africaine, en partenariat avec la Banque africaine de développement, finalise le processus de lancer le Fonds africain pour la science, la technologie et l’innovation (FASTI) ; une initiative audacieuse conçue par et pour les jeunes talents du continent. C’est une porte ouverte vers le financement des idées, des recherches, des start-up technologiques, des formations qualifiantes et des projets d’innovation dans des domaines cléscomme l’Agritech, la santé, l’énergie verte et l’économie numérique.
Et à l’international, le partenariat UA-UE sur l’innovation ouvre aussi des portes, notamment dans des domaines comme la santé, l’énergie verte ou l’agritech. Le message est clair : si vous avez une bonne idée, l’Afrique et ses partenaires sont prêts à vous accompagner.
Quels mécanismes pourraient être mis en place pour faciliter et renforcer le financement des start-up africaines ?
L’argent est important, mais ce n’est pas tout. Il faut aussi un environnement qui protège, valorise et accompagne l’entrepreneur. Sur le financement, nous saluons l’initiative de l’Algérie, avec son Fonds de 1 milliard de dollars. C’est un signal fort. Mais à l’échelle du continent, nous devons aller plus loin : opérationnaliser le Fonds africain pour la science, la technologie et l’innovation (FASTI), mobiliser la diaspora, encourager les Fonds de pension locaux à investir dans les jeunes entreprises et développer des instruments, comme les garanties de prêt ou les obligations vertes. L’objectif final étant que chaque start-up africaine trouve le bon niveau de financement au bon moment.
Le nouveau Fonds algérien suffit-il à répondre aux besoins de financement des start-up africaines, ou faut-il aller plus loin ?
C’est un excellent premier pas dans la bonne direction et nous félicitons l’Algérie pour cette vision audacieuse. Mais les besoins sont immenses. Beaucoup de jeunes ont des idées brillantes, mais manquent de formation, de mentorat, de protection de leurs inventions, ou même de connexion internet ou d’électricité stable pour faire fonctionner leurs outils. Le financement doit donc s’inscrire dans un écosystème complet, avec des politiques publiques qui soutiennent l’innovation, un système éducatif aligné sur les métiers de demain et des infrastructures numériques accessibles. Sinon, même le meilleur Fonds risque de rester sous-utilisé.
Quels sont aujourd’hui, à votre avis, les principaux obstacles qui freinent le développement et la bonne marche de ce secteur ?
Je dirais trois choses : Premièrement, les frontières invisibles où chaque pays a ses propres règles, ses normes, ses barrières administratives. Cela rend difficile la croissance au-delà des frontières nationales. La Zone de libre-échange continentale africaine constitue une opportunité en or. Deuxièmement, le fossé entre éducation, recherche et marché : beaucoup d’innovations restent dans les laboratoires universitaires faute de passerelles vers l’industrie. Et troisièmement, le manque de données fiables sur ce qui marche et ce qui ne marche pas.
C’est pourquoi nous proposons un Indice PIECE (Pan-African Index of Innovation, Education and Cultural Empowerment) pour guider les décisions avec des faits, pas seulement des discours.
Comment les pays africains pourraient-ils bénéficier de l’expérience algérienne en matière de développement de l’écosystème des start-up et de l’innovation ?
L’Algérie montre qu’un État peut jouer un rôle moteur, non pas en remplaçant les entrepreneurs, mais en créant les conditions pour qu’ils prospèrent : financement, événements, reconnaissance. D’autres pays peuvent s’inspirer de cette approche coordonnée. Il y en a d’ailleurs qui le font déjà très bien, où les ministères, les universités, le secteur privé et même la diaspora travaillent ensemble. Nous voulons justement créer une plateforme panafricaine d’échange de bonnes pratiques, où chaque pays peut apprendre de l’autre, chaque innovateur peut s’inspirer, chaque chercheur peut renforcer son réseau, sans copier aveuglément, mais en s’adaptant aux réalités locales.
Comment l’Union africaine encourage-t-elle la collaboration entre start-up africaines et institutions de recherche, universités et entreprises technologiques ?
Nous croyons fermement que l’innovation ne doit pas rester enfermée dans les laboratoires. C’est pourquoi nous soutenons la création de pôles d’innovation dans les universités, au modèle de ceux créées en Afrique de l’Est, à travers le projet financé par la Banque mondiale, et des Centres d’excellence de l’enseignement supérieur, dont l’impact est actuellement réel.
Dans ces espaces, les étudiants, chercheurs et entrepreneurs cocréent des solutions concrètes.
Nous proposons la création d’ARISE (African Research, Innovation and Skills Ecosystem) ; une plateforme continentale conçue pour renforcer les liens essentiels entre universités, institutions de recherche, innovateurs et communautés.
La vision d’ARISE est de transformer les universités africaines en véritables moteurs de développement local et continental, en ancrant les avancées scientifiques et technologiques dans les langues africaines, les valeurs culturelles et les systèmes de savoirs endogènes, tout en s’inscrivant pleinement dans la science moderne et les tendances mondiales de l’innovation.
Avec l’essor de l’intelligence artificielle, de l’IoT et des technologies numériques, quelles stratégies sont mises en œuvre à l’échelle du continent pour aider les start-up africaines à adopter et intégrer ces innovations ?
L’Afrique ne souhaite pas seulement «consommer» les technologies émergentes, comme l’intelligence artificielle (IA). Elle entend les façonner à son image et les ancrer dans ses priorités. C’est pourquoi, au-delà de l’adoption d’une stratégie continentale sur l’IA, d’un cadre sur la protection des données et de politiques pour l’éducation numérique, nous plaçons la formation des enseignants au cœur de cette transformation.
Former les enseignants à l’IA, c’est leur permettre de devenir des médiateurs critiques, capables d’intégrer ces technologies de façon pédagogique, éthique et contextualisée. C’est, en outre, leur donner les moyens de former, à leur tour, des générations d’apprenants capables de concevoir, d’adapter et d’innover, avec l’IA, dans les domaines de l’agriculture, de la santé, de l’énergie ou de la gouvernance, car l’impact durable ne viendra pas seulement des laboratoires ou des start-up, mais des salles de classe, où chaque enseignant formé devient un levier de transformation à long terme. Que l’IA serve d’abord les missions fondamentales du continent : nourrir, soigner, éduquer, relier, en partant de ceux qui façonnent les esprits de demain.
S. B.