
Le génocide du 8 mai 1945, perpétré par le colonialisme français à l’encontre du peuple algérien, constitue l’une des exterminations les plus effroyables de l’histoire de l’humanité, et demeurera à jamais profondément ancré dans la mémoire nationale. Afin de lui conférer toute l’envergure qui lui sied, le président de la République a promulgué la loi n°20-09 du 11/07/2020 portant consécration du 8 mai journée nationale de la mémoire, à l’effet de glorifier les victimes de ces tragiques massacres, ainsi que commémorer leur résistance héroïque pour la liberté et l’indépendance. Cette recherche interroge l’inadéquation persistante entre le droit international, l’historiographie critique et la posture politique française. Nous démontrerons que la France viole ses obligations erga omnes en maintenant un déni structurel persistant, fondé sur un bilan minimisé, une dissimulation des archives, et en limitant la zone géographique de ces massacres à trois villes (Sétif, Guelma et Kherrata).
I. Cadre Juridique : La Qualification Génocidaire au Prisme du Droit International
1. L’applicabilité de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948
En vertu de l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’AG de l’ONU le 09/12/1948, le génocide s’entend de l’un des actes commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Bien que la Convention soit entrée en vigueur le 12/01/1951, postérieurement aux massacres de mai 1945, son applicabilité doit être examinée à travers le prisme du droit international coutumier. Si la Convention n’est pas rétroactive de jure, la CIJ a reconnu que l’interdiction du génocide constitue une norme impérative (jus cogens) du droit international coutumier. Le juriste Alfred de Zayas estime que cette convention "peut être appliquée rétroactivement car elle est déclarative d’un droit international préexistant". Concernant le génocide en Bosnie-Herzégovine (2007), la Cour a statué que l’obligation de prévenir le génocide existait en droit international coutumier avant l’entrée en vigueur de la Convention, et a jugé la Serbie responsable de son manquement à prévenir ce génocide. Cette jurisprudence étend potentiellement la portée des obligations liées au génocide aux massacres du 8 mai 1945.
2. Élément matériel (Actus Reus)
Les massacres du 8 mai 1945 illustrent des éléments matériels qui correspondent à la définition du génocide. Les meurtres de masse attestés par diverses sources font état de plus de 45.000 martyrs. L’élimination des Algériens comme groupe national était ciblée, et la répression était dirigée contre des civils désarmés, indépendamment de leur implication dans les manifestations. Des documents d’archives révèlent que les exécutions furent planifiées et systématiques. "Certains des miliciens se sont vantés d’avoir fait des hécatombes comme à l’ouverture de la chasse. L’un d’eux aurait tué à lui seul quatre-vingt-trois merles.", notifiera plus tard le commissaire Bergé, dans son rapport sur les massacres. L’historien Mohamed Harbi a révélé que les autorités françaises ont procédé à la destruction des corps, en les incinérant par centaines dans des fours à chaux. Cette stratégie visait à rendre impossible l’établissement de preuves de leur culpabilité et à fausser toute enquête subséquente. Hormis le refus d’indemniser les familles algériennes dont les biens avaient été détruits ou spoliés, la France coloniale niait les exécutions et la destruction des corps, et considérait ces personnes comme des "disparus". Elle refusa de délivrer des actes de décès au motif que ces personnes pouvaient réapparaître à tout moment. Elle couvrit l’achat du retrait des plaintes contre de l’argent de façon à mettre hors de cause les auteurs impliqués dans ces massacres. La destruction d’habitats, de biens et d’infrastructures constitue un autre élément matériel pertinent, et visait à désarticuler la société algérienne et à la priver de ses moyens de subsistance, créant des conditions de vulnérabilité extrême, et renforçant la dépendance au système colonial. De plus, les transferts forcés de populations ont été massivement pratiqués, et ont contribué à leur déracinement socioéconomique. L’usage de la terreur comme moyen de domination eut comme objectif l’instauration d’un climat de peur pour anéantir toute revendication indépendantiste. Les récits et témoignages poignants des survivants algériens constituent des sources essentielles pour comprendre l’ampleur de ce génocide.
3. Élément intentionnel (Mens Rea)
Des éléments intentionnels suggèrent une intention exterminatrice qui se manifesta par les ordres explicites édictés pour écraser toute velléité nationaliste. Les ordres coloniaux stipulant de "prendre toutes les mesures nécessaires pour réprimer tous agissements anti-français d’une minorité d’agitateurs" révèlent une intention d’utiliser la force létale contre des civils algériens. De même, les instructions ordonnant d’éliminer "une minorité d’agitateurs" par "toutes les mesures nécessaires" sont troublantes. Le terme vague d’"agitateurs" pouvait être interprété de manière extensive pour viser l’ensemble de la population algérienne. L’expression "toutes les mesures nécessaires" suggère une autorisation implicite de recourir à des mesures extrêmes, y compris la violence à grande échelle.
II. Analyse Comparative : Rwanda, Namibie et Algérie
Dans les trois cas, on observe une intentionnalité de détruire un groupe spécifique en raison de son identité. Au Rwanda, le plan "Akazu" visait l’élimination des Tutsis. Le génocide héréro fut caractérisé par un ordre d’extermination explicite émis par le général von Trotha. En Algérie, les ordres politiques et militaires du gouverneur Chataigneau et du général Duval suggèrent une intention d’éliminer les éléments algériens considérés comme agitateurs. Les méthodes employées furent également d’une extrême violence, allant des massacres à l’arme blanche au Rwanda à l’empoisonnement des points d’eau pour les Héréros en Namibie. En Algérie, la répression inclut des exécutions massives et l’implication de milices. Les victimes étaient clairement ciblées en raison de leur appartenance ethnique ou nationale : les Tutsis au Rwanda, les Héréros et Namas en Namibie, et les civils algériens en Algérie. La principale différence réside dans le statut de reconnaissance. Si les génocides rwandais et héréro ont été reconnus par la communauté internationale et l’Allemagne respectivement, les massacres du 8 mai 1945 n’ont toujours pas fait l’objet d’une reconnaissance officielle.
III. Obligations Éthiques : La France Entre Déni et Responsabilité
1. Violations des conventions ratifiées
La France, en tant qu’État partie à la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité de 1968, est tenue de poursuivre les auteurs de génocide quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis (Article 1). Cette inaction de la France contraste fortement avec ses obligations internationales. Sa ratification de la Convention sur l’imprescriptibilité se heurte à son inertie face aux massacres de 1945, suggérant ainsi une application sélective du droit international.
2. Le déni comme violation du droit à la vérité
Le droit à la vérité, consacré par la résolution 60/147 de l’ONU (2005), impose aux États de garantir l’accès aux archives et aux preuves relatives aux violations graves des droits humains. La France contrevient potentiellement à ce principe de plusieurs manières, et n’a jamais présenté d’excuses publiques officielles pour les massacres de 1945. Cette absence de commémoration officielle contribue au déni et entrave le travail de mémoire collective.
IV. Obligations de la France en matière de reconnaissance de ce génocide selon le droit international
1. Reconnaissance juridique
Devant le droit international, notamment à travers le Statut du Tribunal de Nuremberg et la Convention sur le génocide, la France se trouve dans l’obligation morale et juridique de reconnaître officiellement ses actes.
2. Excuses publiques
À l’instar de l’Allemagne qui a reconnu et présenté des excuses pour le génocide héréro, la France devrait formuler des excuses officielles.
3. Réhabilitation historique
La réhabilitation des victimes passe par la reconnaissance de l’exactitude des faits dans les archives officielles et la révision des manuels d’histoire. L’ancien ambassadeur, Hubert Colin de Verdière, a formulé en 2005 une première reconnaissance des massacres, évoquant une "tragédie inexcusable". L’ancien président Nicolas Sarkozy qualifia, le 05/12/2007 à Constantine, d’"impardonnables" les "fautes du passé colonial". L’ancien ambassadeur Bernard Bajolet, les a condamnés en 2008, évoquant la «très lourde responsabilité des autorités françaises de l’époque dans ce déchaînement de folie meurtrière». En décembre 2012, l’ancien chef de l’Etat français reconnaît, devant le Parlement algérien, "les souffrances (…) infligées au peuple algérien", dont les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata. En 2015, le Conseil municipal de Paris a demandé, à l’unanimité, au chef de l’Etat français de reconnaître ces massacres comme crimes d’Etat. Des vœux similaires ont été adoptés par des villes comme : Rennes, Nanterre, Ivry sur Seine. Enfin et avant de devenir président français, Emmanuel Macron a affirmé, le 05/02/2017, à l’occasion d’un déplacement en Algérie, que la "colonisation est un crime contre l’humanité".
V. Rôle de la communauté internationale
L’absence de reconnaissance officielle par la France constitue une lacune dans la justice historique et la mémoire collective. Dans ce contexte, la communauté internationale a un rôle crucial pour exercer une pression diplomatique, juridique et morale, en vue de forcer la reconnaissance de ces massacres de masse. Cette reconnaissance est une question de respect du droit international et de dignité humaine, et permettra aux deux peuples algérien et français d’aspirer à un avenir meilleur empreint de confiance et de compréhension, au mieux de leurs intérêts dans le cadre du respect mutuel et de l’égalité. Le déni persistant de la France sape les fondements mêmes de l’ordre juridique global et perpétue l’impunité. La communauté internationale doit agir avec détermination tout en œuvrant à intégrer ce génocide colonial dans les programmes éducatifs mondiaux sous l’égide de l’UNESCO.
Par BOUBAYA Ali Faïz (*)
(*) Chercheur universitaire