Escale : Harragas, la foire aux idées reçues

Par Rachid Lourdjane

Souvent, on ressent l’envie d’un éclairage plus sérieux que les idées simples autour de certains phénomènes sociaux. C’est le cas des «harragas» qui fait tant réagir l’opinion publique et laissant presque impassible la recherche scientifique. Et pourtant, ce fait social, comme le nomme si bien un des pères fondateurs de la sociologie moderne, occupe l’actualité depuis tant d’années sans que l’on sache avec précision le profil actualisé du candidat au saut vers l’inconnu. Les derniers travaux réalisés par des chercheurs de l’Université d’Oran datent d’une dizaine d’années et la seule approche récente est produite par la DGSN en 2019. Deuxième constat ; nous ne savons rien, non plus, des forces qui motivent des jeunes gens, jouissant apparemment de toute leur santé mentale, à braver la mort. Les experts autoproclamés nous inondent de ces banalités en termes de chagrin d’amour, désespoir ou la mauvaise gouvernance du passée. Et nous voici devant un manque de hauteur de vue ou d’analyse fiable qui réduit le phénomène à la dimension de fait divers en dépit du lot dramatique de ces scènes affligeantes de cadavres flottants charriés par les vagues.
«Harraga» est un thème médiatique vedette. Il alimente encore et encore des heures de débats sur les plateaux de télévision, dans la presse écrite, les ondes radio et les tables rondes. Et l’on ressent chaque fois cette gêne perceptible chez les intervenants quand ils en savent si peu et n’osent pas avouer leur ignorance du sujet répétant «comme il a dit lui » pour paraphraser the king Khaled. Ainsi, faute d’études sociologiques au sens académique du terme, nous naviguons dans le brouillard. Nous répétons des généralités sur un sujet vécu comme une blessure sociale dont nous n’avons aucune maîtrise. Et pour cause, il y a carence manifeste d’étude épidémiologique globale interdisciplinaire si le terme était à sa place.
N’est-il pas étonnant que l’Algérie soit perçue et vécue comme un Eldorado par les flots de migrants du Sud et en même temps, pays exportateur de sa force de travail ? Qu’est-ce qui explique cette double vocation alors qu’il y a carence de main-d’œuvre ? A ceux qui incriminent le facteur chômage, sachons qu’un ouvrier agricole est payé trois mille dinars par jour pour la récolte de la pomme de terre. Nous ne savons pas et nous sommes en droit d’attendre de nos chercheurs des publications non abstraites qui permettent de mieux comprendre les choses. Comment percer ce mystère qui, malgré la criminalisation de l’immigration clandestine, le nombre des contrevenants est en augmentation. Dans l’immédiat, il nous reste à évaluer notre ignorance du sujet. Absence de statistiques par année, par âge et sexe et par motivation. Que savent-ils au juste ces jeunes gens du pays «paradisiaque» censé les accueillir. La traversée clandestine recèle aussi sa dimension criminelle avec son secret management, ses leaders, ses réseaux de passeurs et des intérêts financiers. Le prix de l’aller sans retour serait l’équivalent de plusieurs années de SMIG. Qui sont les passeurs ? Autant dire que ce problème majeur est un thème sinistré du point de vue de sa prise en charge intellectuelle hors des sentiers battus.
Nous ignorons, par exemple, pourquoi les harragas se recrutent principalement dans les wilayas côtières relativement riches. Pourquoi le mouvement migratoire interne dans le sens Nord-Sud attire principalement les jeunes gens issus des wilayas de Tizi-Ouzou, Bejaia et Sidi Bel-Abbès qui, avec peu de moyens, préfèrent les villes du grand Sud ou la rigueur du climat fait une heureuse alliance avec la réussite dans les affaires.
Dans la nouvelle République, l’université algérienne devrait pouvoir coller à la réalité du pays et ses habitants en occupant sa place d’avant-garde et lanceur d’alerte pour éviter la foire aux idées reçues.
R. L.

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