
Propos recueillis par Samia Boulahlib
L’épineuse et non moins stratégique question de la sécurité alimentaire revient sans cesse en ces temps de fluctuation des prix des produits sur les marchés mondiaux. Dans cet entretien, l’ex-ministre de l’Agriculture, Rachid Benaïssa, revient sur les principales actions du gouvernement, et l'impératif de protéger et de consolider notre souveraineté nationale.
El Moudjahid : Ces derniers temps, au niveau national, il y a une multiplication des rencontres à plusieurs niveaux autour du thème de la sécurité alimentaire. Pourquoi ?
Rachid Benaïssa (*) : La nécessité de renforcer notre sécurité alimentaire n’est pas nouvelle. Aujourd’hui, elle se pose avec plus d’acuité, pas seulement chez nous, mais pour plusieurs pays, du fait de la multiplication des menaces et de l’ampleur des défis à relever. On assiste à une révision des approches et des politiques. L’objectif de souveraineté alimentaire refait surface, et dans certains pays, il semble remplacer de plus en plus celui de la sécurité alimentaire, au moins pour les productions de large consommation, même là où les conditions climatiques pour une agriculture performante sont favorables. C’est ce qui sous-tend actuellement la multiplication des rencontres d’experts et de politiques à tous les niveaux et sous tous les cieux pour la définition de nouveaux paradigmes adaptés au niveau international et au niveau de chaque pays, chaque région selon son histoire, sa situation géographique, ses conditions climatiques, ses ressources naturelles, matérielles, financières et humaines. L’Algérie n’est pas en reste. Les menaces sont de plusieurs ordres : d’abord les effets du changement climatique qui deviennent une réalité quotidienne (sécheresse, désertification, inondations, incendies…) et qui appellent à une refonte en profondeur des comportements et des techniques culturales agricoles, forestières et des modes d’élevage des animaux de rente à même de maintenir des rendements économiquement rentables, et en même temps, de protéger et de préserver les ressources naturelles.
C’est ce que certains experts appellent «la révolution doublement verte». Ensuite, la pandémie de Covid-19, les épizooties, les crises financières catégorielles ou mondiales qui deviennent de plus en plus récurrentes et les guerres régionales à effets mondiaux comme celle qui a lieu actuellement en Ukraine, avec leur lot de confinements, de restrictions de la circulation des biens et des personnes, du renchérissement des prix des produits agricoles et des matières premières nécessaires à leurs productions comme les engrais… Toutes ces questions interpellent les sociétés et les gouvernants et les poussent à trouver des solutions, au mieux pour le moyen terme pour assurer une alimentation suffisante saine, accessible et durable à leurs populations. Les réactions à court terme ne peuvent l’être que sous la contrainte et en fonction des moyens de chacun.
Devant autant de défis, les solutions et les bonnes approches ne peuvent être que le fait de l’ensemble de la société dans le cadre d’une vision globale et d’une politique partagée construite pour apporter des réponses durables pour le moyen et le long terme.
On assiste aussi à l’annonce de plusieurs propositions de politiques qui semblent parfois contradictoires, comme celle qui souligne la nécessité d’axer les efforts sur les produits stratégiques et d’autres sur une agriculture familiale. Comment faire la part des choses sur ce plan précisément ?
A mon sens, on n'a aucun intérêt, et c’est même contre nature que de vouloir opposer des démarches qui sont au fait plus académiques que réelles. Le développement durable, non seulement c’est de l’accumulation dans le temps, c’est la valorisation de toutes les expériences petites et grandes et c’est aussi la capacité de partage des savoirs et des connaissances codifiées et tacites pour pouvoir en tout lieu, en milieu saharien, steppique, des hauts plateaux, de montagne ou du littoral et même pour la pêche, donner corps au triptyque économiquement rentable, socialement acceptable et écologiquement durable. Au vu de la géographie de notre pays et de notre histoire, on a besoin pour assurer notre sécurité alimentaire et pour certains produits de notre souveraineté alimentaire des petites, des moyennes et des grandes exploitations agricoles ; les unes assurent la sécurité alimentaire d’un ou de quelques ménages et d’autres dégagent des surplus et produisent pour le marché. Les politiques agricoles qui réussissent sont celles qui arrivent à mobiliser et à intéresser toutes les catégories productives et à les mettre ,ensynergie positive, en commençant par l’intégration agro- industrielle. On a eu à constater que des unités industrielles extraverties activant dans le domaine alimentaire constituaient un frein pour le développement de l’agriculture nationale au lieu d’en être le moteur et le fer de lance de la modernisation de l’agriculture. Sur un autre plan, on ne peut pas imaginer un développement agricole réussi sans un développement rural dynamique ; c’était l’expérience tentée dans le cadre la politique du renouveau agricole et rural en réaction à la crise financière mondiale de 2007 et 2008 et à ses effets sur les prix des produits alimentaires comme les huiles, les laits, les blés, le maïs et autres céréales… Pour favoriser cette évolution et cette mise en synergie de tous nos atouts, je plaideaujourd’hui pour que le Conseil supérieur de l’agriculture prévu par la loi d’orientation agricole de 2008 auprès du Premier ministre soit érigé en Conseil national de l’agriculture, de l’alimentation et du développement rural auprès du Président de la République.
En quoi consiste concrètement la souveraineté alimentaire ?
Nous avons tenté d’adapter à notre situation et de proposer un contenu au concept de souveraineté alimentaire sur la base de notre vécu, de notre expérience, mais aussi en tenant compte des expériences d’autres nations et institutions spécialisées. Assurer notre souveraineté et notre sécurité alimentaire, c’est en même temps assurer en tout temps et en tout lieu à tous les citoyens l’accès à une alimentation saine et loyale sans discrimination aucune (à travers la disponibilité, l’accessibilité, la préservation du pouvoir d’achat des ménages, une politique de régulation efficace et une chaîne logistique adaptée…). C’est la mission principale de l’État… Dans cet objectif, les professionnels agiront pour sécuriser les approvisionnements du marché de manière durable, et ce, par la construction d’un modèle de croissance internalisé et par une balance commerciale alimentaire maîtrisée et équilibrée… Et construire et entretenir à titre préventif et stratégique pour et avec l’aide de l’Etat des capacités, des connaissances et des savoir-faire pour développer les matériels génétiques, végétaux et animaux, et les intrants nécessaires à la production des principaux produits alimentaires et à la préservation des ressources et patrimoines naturels… Pour, en toutes circonstances, pouvoir réagir à des situations politiques, financières, commerciales ou sanitaires imprévues, en tenant compte du fait que la souveraineté et la sécurité alimentaires sont indissociables du développement et de la sécurisation des territoires ruraux.
Sur la base de votre expérience, vous pensez que l’Algérie peut aspirer à une sécurité et à une souveraineté alimentaires durables ?
Dans le sens des définitions des institutions internationales spécialisées, aujourd’hui, l’Algérie assure sa sécurité alimentaire grâce à sa production et à ses importations. Le marché est achalandé même si on constate un renchérissement des prix dû en partie à l’augmentation des prix des matières premières, mais aussi à mon sens, dans certains cas, à un manque d’anticipation. J’ai pour habitude de dire aux responsables du secteur agricole qu’ils sont tenus de développer des capacités de prévision et d’anticipation d’actions pour chaque filière. Quand les conséquences d’un dysfonctionnement apparaissent sur le marché, c’est que ses raisons ont eu lieu au moins six mois auparavant. Et pour les corriger, il faudra au moins le double du temps. C’est le cas du manque de maîtrise du système de régulation des produits agricoles de large consommation.
La question centrale qui se pose aujourd’hui concerne la durabilité : aurons-nous toujours les moyens financiers pour pouvoir importer ce qui nous manque, y compris les intrants et les moyens nécessaires à la production nationale ?
En cas de confinement sévère et prolongé, que faire ? Est-ce que nos ressources naturelles, eau, terres et matériels génétiques, végétaux et animaux sont préservés, protégés et suffisants ? Est-ce que nous disposons dans nos institutions spécialisées des connaissances et des savoir-faire nécessaires pour réagir à des situations politiques, financières, commerciales ou sanitaires imprévues ? C’est le sens des réponses que doivent apporter les experts par les nouvelles politiques en cours d’élaboration dans le cadre de la définition de la souveraineté alimentaire que je viens d’évoquer.
Ce qui est sûr et prouvé, c’est que les marges de progrès dans presque toutes les filières sont importantes. Tout en augmentant notre capital productif, on doit agir sur les rendements en intégrant la dimension de durabilité ; pour ce faire, les expériences des oasiens, des agriculteurs des zones de montagne, des éleveurs de la steppe et des forestiers, couplées aux connaissances de nos ingénieurs, hydrauliciens et vétérinaires, économistes, spécialistes des sciences de l’environnement, sociologues et industriels peuvent constituer dans un contexte de complémentarité une force et un atout essentiel pour le futur de notre économie agricole et rurale. En tout cas, je constate avec intérêt que des orientations très pertinentes ont déjà été données par le Président de la République, comme la nécessité de promouvoir une économie de la connaissance, de développer nos capacités internes, de compter sur soi en premier et de protéger et consolider notre souveraineté nationale.
S. B.
* Ancien ministre de l’Agriculture et du Développement rural