Dr Mourad Preure, expert pétrolier international : «Sonatrach peut opérer son développement industriel et technologique»

Entretien réalisé  par Fouad Irnatene

Le Dr Mourad Preure, expert pétrolier international et président du cabinet Emergy, revient sur la situation du marché pétrolier dans un contexte de dépression et l'impact sur l'économie nationale en s’adaptant à la nouvelle donne. Il évoque aussi les grands défis pour s'arrimer aux mutations mondiales dans le domaine de l'énergie.

El Moudjahid : Quelles sont les perspectives du marché pétrolier international pour les prochaines années ?
Mourad Preure : Les investissements pétroliers sont en baisse depuis 2014. On estime la baisse à plus de 1.000 milliards de dollars. L’impact sur l’offre pétrolière sera brutal. A quelle échéance ? Tout dépend de l’évolution de la demande. Celle-ci a baissé en 2020 selon l’Agence Internationale de l’Energie de 8,4 millions de barils/jour (Mbj) et selon l’OPEC de 9,5 Mbj. Ce qui laisse un répit à l’offre, d’autant que la croissance de la demande en 2021 devrait être modéré entre +5,2 Mbj selon l’AIE qui vient de revoir ses prévisions à la baisse et de +6,6 Mbj selon l’OPEC. Nous pensons que ces anticipations restent optimistes et susceptibles d’être corrigées à la baisse. La raison est que le comportement de la pandémie reste aléatoire, non encore maîtrisé, d’autre part l’économie, particulièrement le secteur des transports, consommateur majeur de pétrole, comporte de grandes inerties qui laissent présager une reprise lente de la demande et par conséquent une orientation haussière robuste des prix. De fait, les incertitudes conséquentes à la pandémie exercent une pression baissière forte sur les prix. Il semble très probable que l’économie mondiale, qui a reculé de 4,2% en 2020 aura besoin d’au moins trois années pour retrouver le PIB de 2019. L’OCDE, qui représente 46,6% de la demande mondial est aujourd’hui l’épicentre de la dépression que connaît le marché pétrolier. La faible croissance de la Chine, représentant 14,3% de la demande, est un facteur aggravant pour les tendances à l’œuvre à court terme. Les perspectives sont ternes à moyen terme. Un niveau moyen en dessous de la fourchette 60-70 dollars le baril nous apparaît le plus probable, toutes choses égales par ailleurs. L’OPEC, depuis le Consensus d’Alger de novembre 2016, semble avoir pris conscience de la fragilité des équilibres pétroliers et, en fédérant à ses côtés dix autres producteurs pétroliers autour de la Russie, s’est résolument orientée dans une ligne de défense des prix. Cette alliance, appelée l’OPEC+ représentant 90% des réserves et 50% de la production, a pu cartelliser le marché en cette année de dépression 2020. A présent, l’OPEC+ au prix d’une baisse de sa production de près de 7 Mbj a pu obtenir que les prix rejoignent le niveau de 60 dollars le baril. Les premiers succès des campagnes de vaccination y ont aussi contribué significativement. La vague de froid, qui a amputé le marché de 40% de la production américaine en même temps qu’elle a augmenté la demande, a amené les prix au niveau exceptionnel de 65 dollars le baril, leur plus haut niveau depuis un an. Jusqu’à quand ? Tout dépend de l’évolution de la pandémie et du succès des campagnes de vaccination. Il faut ici souligner toute la fragilité de l’économie mondiale, ce qui explique sa faible résilience à la pandémie qui a été non pas la cause de la plus grave dépression depuis la crise de 1929 mais seulement le déclencheur et l’amplificateur. L’économie mondiale était, et reste, convalescente de la crise de 2008 qui a affaibli les économies OCDE et accru l’endettement des Etats, souvent pour les plus importants d’entre eux au-dessus de 100% du PIB.

Ces mastodontes, très affectés par le Covid-19, changent de tactique et s’orientent résolument vers les énergies renouvelables. Quel impact sur le nouveau paradigme énergétique ?
En fait, les compagnies pétrolières ont été gravement affectées par la crise de 2008, puis par le choc baissier de 2014. La crise pétrolière déclenchée par la pandémie les a trouvées déjà fragilisées. Les pertes des cinq plus grandes compagnies, BP, Chevron, ExxonMobil, Shell et Total ont ainsi atteint 77 milliards de dollars. Le Norvégien Equinor connaît, pour sa part, pour la première fois une perte qui s’élève à 5 milliards de dollars. Elles font en même temps face à la sévérité des normes environnementales et au rétrécissement de leur marché final, au moins dans la zone OCDE, du fait de la rude concurrence de l’électromobilité fortement soutenue par les politiques publiques. Cette situation survient alors même que portées par le dynamisme de l’industrie gazière tirée par la génération électrique, elles ont visé la parité de leur portefeuille réserves 50/50 entre pétrole et gaz. Cette évolution qualitative les a naturellement amenées à opérer leur mue, devenant des compagnies énergétiques fournissant «from well to wheel», (du puits jusqu’à la roue), carburants, mètres-cubes de gaz et kilowattheures. Elles ont donc accueilli la transition énergétique sans grande surprise et tendent à opérer de puissantes manœuvres stratégiques pour se placer parmi les leaders dans la production d’énergie verte. Le français TOTAL vise ainsi le top 5 des producteurs d’énergies renouvelables d’ici 2050. Je pense que l’industrie pétrolière mondiale engage la plus puissante et décisive manœuvre stratégique depuis les chocs haussiers de la décennie soixante-dix. Elles ont la volonté, elles ont les moyens de devenir les leaders de la transition énergétique. Cela, même si les américains ExxonMobil et Chevron, considérant, à juste titre, l’avenir du pétrole avec optimisme encore au moins la mi-siècle ont fait le choix de se renforcer encore dans l’amont pétrolier et visent même à fusionner pour élever la taille critique pour l’avantage concurrentiel.

Pour nombre d’experts, le Peak oil (pic pétrolier) est prévu d’ici à la fin de la décennie et dès 2027 pour certains pétroliers. Vous y souscrivez ? Par quels moyens contourner ce scénario ?
Dans notre industrie la communication joue un grand rôle, et il y a beaucoup d’intox. L’euphorie de l’abondance en matière de réserves et le pessimisme ambiant quant à l’avenir du pétrole sont suspects. Je m’y inscris en faux. Je pense que le pétrole, qui représente aujourd’hui 39% de la demande énergétique mondiale, continuera, avec le gaz qui en représente 23%, à satisfaire plus de la moitié des besoins énergétiques mondiaux jusqu’à la mi-siècle. La demande OCDE tend à stagner autour des 46 Mbj, elle devrait baisser sensiblement avec la baisse des prix des batteries lithium/ion qui équipent les véhicules électriques et qui en freine la généralisation. Mais l’accroissement de la demande sera assuré par les pays émergents, à 80%, les trente prochaines années. Et ces pays partent de très bas en matière de consommation énergétique. Face à cette demande, les ressources sont-elles disponibles sur le moyen-long terme ? J’en doute. Ma conviction est que nous avons passé le Peak oil, le point à partir duquel la production mondiale va décroître irréversiblement du fait de l’affaiblissement des réserves. Nous avons consommé 50% des réserves que la Terre a constituées pendant des centaines de millions d’années. Il reste 2.700 milliards de barils de réserves, mais des réserves de plus en plus complexes et coûteuses à produire. Les barils du futur seront plus coûteux, complexes à découvrir et à produire, plus technologiques. Voilà pourquoi la technologie sera la clé des rapports de force future. Et précisément, la technologie à permis de donner au Peak oil l’aspect d’un plateau ondulé. Chaque fois, de nouveaux progrès technologiques repoussent le point de rupture entre offre et demande. Cela ne durera pas indéfiniment. La conclusion est qu’il ne faut pas, cédant à la pression des difficultés économiques, augmenter notre production et céder notre pétrole à vil prix. Demain, les prix remonteront, la contrainte d’offre pourrait arriver très vite car les investissements, comme nous l’avons dit plus haut, ont été sévèrement réduits du fait de la crise économique, et ce, depuis plus de dix années. Un choc haussier à la fin de la décennie n’est absolument pas à exclure.

Devant ces incertitudes qui entourent le marché pétrolier, comment l’Algérie devra-t-elle se comporter et comment Sonatrach peut-elle jouer pleinement son rôle ?
Je pense qu’il est suffisamment clair que le marché pétrolier est instable par nature, sujet à fluctuations, excessivement volatil du fait du rôle majeur que joue la spéculation et son interconnexion avec les marchés financiers. Est-il sage d’être autant exposés aux mouvements erratiques de ce marché ? Il est évident que non. La baisse des prix actuelle est dans la nature de ce marché. Elle affecte gravement notre économie. Il faut donc impérativement déconnecter notre croissance par rapport aux fluctuations du marché pétrolier. Il faut diversifier, certes dans l’urgence, notre économie. Là est notre salut. Ma conviction est que cela est possible. En célébrant le cinquantenaire du 24 février 1971, nous devons prendre conscience que notre pays, notre peuple est familier des grands challenges. L’épopée novembriste y a ouvert la voie. Le 24 février 1971, le pays, sous la direction du président Houari Boumediène a défié les puissances impériales qui dominaient l’industrie pétrolière. Des jeunes ingénieurs et techniciens, souvent inexpérimentés, ont pris le contrôle d’installations de production pétrolière subitement abandonnées par les techniciens étrangers, notamment français, qui les opéraient. Et cela avec succès ! Je pense que cinquante ans après, le challenge reste d’égale sinon de plus grande importance, considérant la complexification du monde, l’accélération du changement et l’intensité extrême du jeu concurrentiel. Il s’agit pour nous, sans complexe aucun, comme en 1971, à anticiper le changement et postuler à figurer parmi les leaders. Aujourd’hui la transition énergétique et la forte concurrence asiatique rebattent les cartes et fragilisent des acteurs pétroliers historiques, compagnies pétrolières et sociétés de services, mais aussi des acteurs plus récents, des leaders technologiques européens dans les énergies renouvelables. C’est une fenêtre d’opportunité qui va vite se refermer et dont il faut tirer profit. Sonatrach peut opérer une véritable accélération de son développement industriel et technologique à la faveur d’acquisition d’actifs pétroliers, parapétroliers ou dans les renouvelables. Elle peut le faire à la faveur de partenariats stratégiques avec des leaders technologiques, dont des compagnies pétrolières qui se diversifient dans les renouvelables. Dans ces partenariats, elle entraînera dans son sillage l’université, la recherche et l’industrie nationale qui pourront faire un bon technologique décisif et salutaire pour notre pays. C’est une occasion unique pour elle d’opérer sa mue vers une compagnie énergétique. Ainsi, elle renforcera sa position concurrentielle. Elle se déploiera dans de nouveaux métiers et nouvelles aires géographiques porteurs de croissance. Elle se mettra en condition pour devenir un leader dans la transition énergétique, garantissent l’indépendance énergétique nationale sur le long terme et renforçant de manière décisive la souveraineté et la puissance de la nation.
F. I.

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