
Entretien réalisé par Farida Larbi
Le ministre des Ressources en eau, Arezki Berraki, souligne que la nouvelle stratégie «Eau 2030» vise à donner une plus grande importance aux sources non-conventionnelles, à savoir le dessalement et la réutilisation des eaux usées, tout en évoquant la nécessité d’assurer une vision à moyen et long terme. Il annonce que la révision de la tarification est nécessaire, pour la valorisation de la ressource et pour la lutte contre le gaspillage, mais qu’elle ne sera pas appliquée dans l’immédiat.
El Moudjahid : Quels sont les mécanismes mis en place pour faire face au déficit pluviométrique ?
Arezki Berraki : Ayant constaté que 20 barrages qui approvisionnent 18 wilayas ont connu des baisses considérables, nous avons pris des mesures afin d’être prêts au scénario le plus pessimiste, à savoir celui du prolongement de la tendance observée jusque-là concernant la pluviométrie. Les eaux de surface, qui incluent les barrages, n’assurent que 27% de la distribution, le reste est surtout assuré par les eaux souterraines à hauteur de 60% et par le dessalement à hauteur de 13%. Cela-dit, si nous ne faisons rien, nous risquons de connaître des perturbations dans plusieurs wilayas. C’est pour cette raison que nous avons agi par anticipation lors du Conseil interministériel (CIM) du 23 novembre dernier, afin de compenser les éventuels manques en apports par un nombre suffisant de forages, car nos ressources souterraines demeurent à un niveau appréciable. Cette mesure va non seulement sécuriser les wilayas concernées sur le plan de la disponibilité, mais elle permettra aussi d’assurer la continuité en cas d’arrêt de tirage au niveau des barrages. Autrement dit, ce sont des mesures d’urgences qui profiteront à la population même dans le cas de l’amélioration de la situation pluviométrique. Par ailleurs, le CIM a décidé d’installer un groupe de travail interministériel qui a entamé un travail d’anticipation sur deux phases. D’abord, pour les deux prochains mois afin de répondre à l’urgence, ensuite sur l’année 2021 et même au-delà. L’objectif étant de répondre aux besoins dans les domaines de l’industrie, l’agriculture et les services.
Quels sont les aspects qui exigent des solutions pressantes ?
Bien que j’aie fait tout mon parcours professionnel au sein du secteur des ressources en eau, il me semblait nécessaire et inévitable de partir sur une base objective. Il est difficile d’avoir une vue générale à partir d’une position spécifique. J’ai voulu construire et faire construire cette vision globale pour la diffuser ensuite afin que tout le monde soit au même niveau de conscience. Les faiblesses du secteur des ressources en eau, tout le monde les connaît, mais l’enjeu, quand on fait un diagnostic, est d’identifier les causes et les leviers d’amélioration et situer les priorités.
L’urgence du secteur a été d’abord d’assurer la continuité du service public dans un contexte socio-sanitaire très complexe. Malheureusement, nous avons dû réadapter nos efforts et nos moyens pour faire face à l’urgence induite par la crise de la Covid-19, la disponibilité de l’eau étant un élément majeur dans l’application des mesures barrières. C’était pour nous un défi, car nous avons dû travailler avec seulement 50% de nos effectifs à cause des mesures de confinement. Les autres urgences sont la mise en place de mesures qui vont permettre de desservir le maximum de citoyens, notamment dans les zones désavantagées jusque-là. C’est aussi opérer un travail d’anticipation sur certains dangers qui nous guettent, à savoir la sècheresse et les inondations.
Votre département vient de finaliser une stratégie de gestion de l’eau qui prendra en compte tous les aspects liés à cette ressource, que ce soit la production, la collecte, la distribution ou le recyclage…
Il y a tellement d’urgences que l’on peut facilement oublier de planifier et de se projeter sur l’avenir. Or, quand on ne gère que les urgences, on ne peut prétendre avoir une stratégie. Même si plusieurs politiques ont été annoncées auparavant, il faut à un certain moment revenir aux faits. Et les faits ce sont des enjeux, à leur tête les changements climatiques et l’évolution démographique qu’il faut considérer avec beaucoup de sérieux. Est-ce que les politiques précédentes ont suffisamment intégré ces réalités ? La réponse est non.
D’où l’importance de notre nouvelle stratégie. Depuis mon arrivée à la tête du secteur des ressources en eau, j’ai tenté d’appliquer une politique simple : gérer les priorités pressantes, surtout quand celles-ci se rapportent à la qualité de vie du citoyen, et garder une vision à moyen et long terme.
Car si on se laisse guider par le court terme uniquement, on ne peut contrôler la direction qu’il nous fait prendre. Je rappelle aussi que la nouvelle stratégie du secteur «Eau 2030» a été élaborée grâce à une profonde analyse des politiques antérieure et à une évaluation rétrospective des choix stratégiques et opérationnels.
De quelle manière allez-vous répondre aux besoins des populations pour les années à venir et mobiliser d’autres ressources que celles provenant des précipitations ?
Nos ressources sont en effet vulnérables car dépendantes de l’aléa météorologique. L’Algérie est frappée de plein fouet par le réchauffement climatique et ce que nous vivons aujourd’hui, avec la rareté de la pluie, en est une illustration. Il s’agit-là d’une tendance lourde, c’est-à-dire une situation qui est partie pour durer, mais il n’y a pas une faiblesse dans la mobilisation. On a assez investi dans les barrages alors qu’ils dépendent d’une ressource irrégulière : la pluie.
C’est pour cela que la capacité de stockage n’a jamais atteint son maximum. La nouvelle stratégie «Eau 2030» compte donner une plus grande importance aux sources non conventionnelles, à savoir le dessalement, puisque l’eau de mer est inépuisable, et à la réutilisation des eaux usées, puisqu’il y en aura toujours.
S’il faut investir pour mobiliser plus d’eau autant que ce soit dans des ressources sur lesquelles nous pourrons toujours compter.
Qu’en est-il du traitement et du recyclage des eaux usées ?
L’Algérie dispose aujourd’hui de 200 stations d’épuration avec une capacité d’épuration de 900 millions m3/an. Nous avons aussi, en cours de lancement, 33 stations avec une capacité de 220 millions m3/an ainsi que 48 stations en cours de réalisation, d’une capacité de 250 millions m3/an. Notre capacité d’épuration sera bientôt renforcée de 470 millions m3 par an, pour éviter de polluer les oueds et l’environnement en général et récupérer cet énorme volume et l’utiliser dans l’irrigation. Malgré ces avancées, nous accusons un retard en ce qui concerne les collecteurs. Sur 1,3 milliard m3 de rejet, on ne collecte que 480 millions m3, dont 50 millions m3 sont utilisés. Nous espérons combler notre retard dès que les ressources financières le permettront.
Quelles sont les actions à entreprendre face au gaspillage de l’eau, aux fuites et aux piquages illicites ?
Le secteur est mobilisé pour lutter contre les pertes de toutes sortes. Les fuites constituent un grand défi, surtout quand on sait que notre réseau est vétuste. Nous perdons près de 50% de l’eau distribuée, ce qui est bien au-dessus des standards internationaux qui se situent à 15% tolérables. Notre objectif et de passer à 30% d’ici 5 ans, ce qui est loin d’être une tâche facile. En fait, pour réaliser un tel progrès, nous devons réhabiliter 2.000 kilomètres de réseau par an, avec un coût énorme en temps et en argent. Nous avons déjà fait signer des conventions à 500 micro-entreprises pour lutter contre les fuites, et ce n’est qu’un début. Pour ce qui est des piquages illicites, le projet de loi sur l’eau, s’il est adopté, prévoit un nouveau statut pour la police de l’eau. Dans la loi actuelle, la police de l’eau n’a pas de statut juridique, cela fait que quand elle établit un rapport, il n’y a pas de suite juridique.
Avec la nouvelle loi, nous aurons deux possibilités : soit former des policiers ayant déjà un statut, afin qu’ils soient spécialisés dans la protection de la ressource hydrique, un peu comme la police de l’urbanisme, soit conférer à certains de nos agents, un statut judiciaire, à l’image des garde-forestiers.
Quant au gaspillage, c’est un fléau qui nous implique tous en tant que nation. Le secteur des Ressources en eau est engagé à poursuivre ses efforts de sensibilisation, mais tant que le tarif de l’eau, qui, je le rappelle,n n’a pas été révisé depuis 2005, ne sera pas prohibitif, le gaspillage ne sera pas éradiqué. Bien entendu, l’engagement social de l’État ne sera pas revu de sitôt, nous ferons donc le maximum afin de faire comprendre aux gaspilleurs la gravité de leurs mauvaises habitudes.
Une politique de tarification rationnelle de l’eau n’est-elle pas nécessaire, notamment la mise en place du barème progressif pour les grands consommateurs ?
L’État algérien est social et fournit de grands efforts pour rendre l’eau accessible. La révision de la tarification est nécessaire, pour la valorisation de la ressource et pour la lutte contre le gaspillage, mais elle ne sera pas appliquée dans l’immédiat. Cependant, je ne vois pas pourquoi un industriel paierait l’eau au même tarif qu’un foyer. Lorsque l’eau est utilisée dans un processus commercial, il est nécessaire de la considérer comme une matière première ou un produit économique. La nouvelle loi sur l’eau permettra de passer à cette logique. Deux tarifs devront exister simultanément, le tarif social et le tarif industriel. Notre objectif est d’arriver à une étape où le tarif de l’eau permettra un financement autonome des projets.
Peut-on en finir avec les fluctuations de l’approvisionnement et les pénuries récurrentes ?
Il faut revenir aux causes des problèmes. Tout d’abord, il y a la disponibilité de la ressource ; si elle n’est pas disponible en volumes suffisants, cela engendre forcément des perturbations.
Comme je l’ai dit précédemment, nous ne devons plus dépendre de l’aléa climatique. Nous devons nous tourner vers les solutions pérennes et inépuisables, à leur tête le dessalement. Mais la mobilisation à elle seule ne suffit pas. J’ai déclaré plus d’une fois que nos réserves d’eau allaient nous suffire jusqu’à la fin de l’année. Nous voilà arrivés à la fin de 2020, et, jusqu’à présent, il n’y a pas eu de rupture, même si nos barrages ont vu leur niveau diminuer d’une manière inhabituelle. Certains, par incompréhension peut-être ou par méconnaissance du fonctionnement des systèmes hydriques, ressortent ces déclarations à chaque fois qu’il y a perturbation dans l’alimentation en eau. D’autres encore s’indignent que tel village ne soit pas alimenté malgré sa proximité d’un barrage ! En réalité, la mobilisation de la ressource est dépendante des réseaux de distribution et de leur état. Donc, pour revenir à votre question, la situation se stabilisera lorsque nous avancerons dans la concrétisation de nos objectifs stratégiques, à savoir la restauration, le raccordement et la sécurisation de la mobilisation par les ressources non conventionnelles.
La qualité de l’eau est menacée et les eaux superficielles se dégradent, quelles en sont les solutions ?
L’eau du robinet est d’excellente qualité. Nous la soumettons systématiquement à un process de traitement des plus rigoureux. Les eaux de surface sont parfois menacées par l’envasement, au niveau des barrages et par certains agissements, notamment au niveau des oueds. Nous travaillons avec les autres départements ministériels pour les protéger. Nos oueds subissent des agressions par des rejets domestiques et industriels. Nous avons récemment organisé une journée d’étude, qui nous a permis d’arrêter un plan d’action interministériel qui sera piloté par un comité dédié à cet effet.
Avez-vous situé les carences en matière de gestion ?
Oui. En plus du diagnostic que nous avons établi, des inspections et des process d’évaluation nous ont permis de détecter beaucoup de carences et d’identifier des leviers d’amélioration. C’est après ce constat que nous avons défini une nouvelle organisation pour le secteur. Mais nous avons déjà entrepris certaines actions stratégiques, notamment le remplacement de certains responsables et l’injection de jeunes compétences. En prévision d’un changement profond en faveur de la refonte institutionnelle.
Vous avez installé une cellule pour signaler les dysfonctionnements, est-ce suffisant pour régler les nombreux déficits constatés ?
Écouter c’est bien. Mais écouter pour agir, c’est mieux. La cellule d’écoute que nous avons installée, il y a plusieurs semaines, tend à éliminer les obstacles bureaucratiques et à renforcer la proximité avec les citoyens, mais aussi avec les journalistes. Toutes les requêtes et doléances que nous recevons sont traitées dans des délais relativement courts. Je suis conscient que ce n’est qu’un début, et qu’il est possible de recevoir un grand nombre de correspondances, mais nous allons relever le défi.
Nous avons constitué une équipe de jeunes cadres issus du secteur, nous les avons formés et nous continuerons à le faire. Nous leur apportons tous les moyens dont ils ont besoin pour servir le citoyen. Cette cellule est aussi chargée de fournir des études et des statistiques qui constitueront des outils précieux d’aide à la décision. Bien sûr, la démarche ne peut améliorer le quotidien des Algériens que si elle est relayée par une prise en charge efficace de tous les dysfonctionnements. Nous y travaillons.
Nous tenons à avoir une vision toujours claire de la réalité que vivent nos concitoyens. C’est pour cela d’ailleurs que nous avons lancé deux autres projets : un inventaire de toutes les capacités en moyens et infrastructures du secteur, ainsi qu’une enquête sociale concernant le service public sur tout le territoire. Cette dernière nous a permis d’entamer un recrutement temporaire de 5.000 jeunes universitaires pour une courte durée.
Y a-t-il des dispositifs de prévention et d’intervention pour faire face au risque des inondations ?
Nous sommes face à un phénomène évolutif. Les effets des changements climatiques sont de plus en plus menaçants. Cela nécessite une veille et des ajustements continuels. Cela dit, nous avons constaté que durant les années passées, les efforts s’étaient résumés à des solutions localisées, qui ne tenaient pas compte des dynamiques plus larges. Par exemple, au lieu d’agir en amont des bassins versants, nous avons plutôt privilégié des mesures localisées qui ont vite montré leurs limites.
D’un autre côté, les sites qui ont été identifiés comme étant à risque n’ont pas bénéficié de plans d’action spécifiques incluant l’ensemble des parties prenantes. Enfin, le facteur humain n’a pas été suffisamment pris en considération. Vous pouvez avoir les meilleures infrastructures, si des personnes continuent à jeter des ordures un peu partout, vous ne pouvez pas espérer une amélioration.
F. L.