Ahmed Kateb, politologue, décortique pour EL MOUDJAHID : Les enjeux de l’expansion des Brics

Tous les yeux sont rivés sur l’Afrique du Sud qui accueille le sommet des pays du BRICS du 22 au 24 août. La question de l’élargissement de ce groupe à de nouveaux membres est au centre d’un grand débat, en attendant qu’elle soit tranchée lors du sommet.

Pour de nombreux observateurs, l’expansion des Brics aura forcément un impact sur l’échiquier géopolitique. A ce propos, Ahmed Kateb, politologue, note tout d’abord que les Brics regroupent «les cinq pays qui connaissent les meilleurs taux de croissance et aspirent à un leadership à la fois régional et international. Le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud représentent aujourd'hui 31,5% du PIB mondial avec une hausse à hauteur de 50% à l'horizon 2050, soit la moitié du PIB mondial. Les pays du G7, quant à eux, regroupant les nations les plus industrialisées, ne représentent, en 2023, que 30,7% du PIB mondial. C'est dire l'écart qui se creuse entre les tenants du monde ancien et les chantres du nouvel ordre», estime le politologue. Pour ce dernier, c’est dans cette perspective qu'il faudrait appréhender les répercussions de l'élargissement des BRICS à d'autres pays. «Le passage vers un nouveau format, celui des ‘‘BRICS+’’ qui pourrait inclure l'Algérie, l'Iran, l'Arabie saoudite, l'Argentine, l'Egypte ou le Bangladesh permettrait d'augmenter la part de ce forum élargi dans le PIB mondial. De plus, la place de plus en plus importante que prend les BRICS au sein de l'architecture du système international fait d'elle un acteur incontournable dans un futur proche et le moteur du changement des règles et autres normes qui régissent l'ordre géopolitique post-guerre froide, et économique post-Bretton Woods. Les ‘‘BRICS+’’ pourraient infléchir la mondialisation dans sa phase actuelle basée sur le triptyque Occident - Etats-Unis - Dollar, vers un monde plus complexe certes mais dé-occidentalisé, dé-américanisé et surtout dé-dollarisé.
C'est actuellement la philosophie du couple Chine-Russie qui entend casser le monopole américain et promouvoir de nouvelles alternatives pratiques (proposition d'une nouvelle monnaie adossée à l'étalon or, une banque de développement, un système SWIFT parallèle à l'actuel, transformé en arme de guerre contre la Russie). Sans oublier un fait important, celui du caractère à géométrie variable des relations entre les membres des BRICS et l'entente sur un Smic entre eux, soit la nécessité de jeter les bases d'un nouvel ordre multipolaire qui consacre la sortie définitive de l'hégémonie stratégique et militaire américaine et de la domination culturelle et symbolique occidentale. Ce n'est pas sans rappeler les principes des Non-Alignés telles que définis à Bandœng (1955), Belgrade (1961) et Alger (1973)», souligne cet expert en relations internationales.

«Le conflit en Ukraine est un accélérateur de l’histoire»

A la question de savoir si l'expansion des Brics — qui est à la base une alliance de puissances économiques — contribuerait à l'émergence d'un nouvel ordre mondial, accéléré par le conflit en Ukraine. Notre interlocuteur estime que «le conflit en Ukraine est un accélérateur de l'histoire. Il a permis à deux protagonistes, à savoir la Russie d'un côté et les Etats-Unis de l'autre, de mettre de côté une certaine hypocrisie qui a régi leurs relations depuis la chute de l'Union soviétique en 1991.
On est sorti de cette zone grise dans laquelle chaque acteur faisait semblant de respecter l'autre.
L'‘‘Opération spéciale’’ russe en Ukraine, qui a débuté le 24 février 2022, a conduit à la cristallisation des positions autour de postulats bien tranchés. A tout point de vue, nous sommes proches de la prophétie du politologue américain, Samuel Huntington, qui a prédit un conflit de civilisation entre une alliance des mondes confucéen, islamique et orthodoxe face au monde occidental. Ainsi, nous sommes dans une nouvelle configuration où les BRICS et surtout les ‘‘BRICS+’’ auront toute la latitude de se déployer face à la domination historique de l'Occident. D'ailleurs, dans la nouvelle littérature géopolitique, on parle désormais d'Occident intégral dont la prééminence est mise à mal par le Sud Global. Ce dernier est plus que jamais engagé dans la dynamique des BRICS dans le refus de l'ordre établi et pour une meilleure redistribution des rôles au sein des instances internationales, des revendications portées par l'Algérie dès les années 1970», soutient le politologue.

« Comment décentraliser l’architecture financière internationale, tel est le véritable challenge des BRICS adossés aux BRICS+»

Par ailleurs et d'un point de vue purement économique, le groupe des Brics apparaît comme une réponse au manque d'initiatives et de crédibilité des institutions économiques internationales critiquées par leur incapacité à refléter l'ascension des grands pays émergents. Son élargissement pourrait-il bousculer les rapports de force économique sur la scène mondiale ? En réponse à cette question, notre interlocuteur estime que «le moment ukrainien en 2022 a été un véritable catalyseur pour l'intensification de la recherche de nouvelles stratégies d'internationalisation des monnaies non occidentales. De nombreux pays ont décidé de commercer entre eux avec leurs monnaies respectives afin de contourner les sanctions imposées par l'Occident à la Russie. Il y a aujourd'hui une conviction que tant le dollar que l'euro sont utilisés comme des monnaies-armes, la mise en place d'une mondialisation plus équitable et plus profitable aux peuples du Sud Global n'est pas possible. A elle seule, la devise américaine représentait 58,36% des réserves mondiales en 2022, tandis que l'euro représentait, la même année, 20,47% des réserves mondiales.
C'est donc un monopole de près de 80% des réserves mondiales qui sont détenues par la FED américaine et la BCE à Francfort, ce qui est inacceptable pour l'instauration d'une nouvelle gouvernance financière internationale post-Bretton Woods».

Amel Saher

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Décentraliser l’architecture financière internationale :
Le véritable challenge

Pour Ahmed Kateb, les BRICS tablent actuellement sur deux notions essentielles : à savoir «dénoncer le consensus institué durant les années 1980 par les institutions financières internationales (FMI et Banque mondiale) et qui ont causé la faillite des pays en développement qui se sont soumis aux recettes implacables de ce consensus, sans parler de la crise asiatique de 1997, de la faillite de l'Argentine en 2001 et de la banqueroute de la Grèce en 2010. Comment décentraliser l'architecture financière internationale, tel est le véritable challenge des BRICS adossés aux BRICS+. L'une des pistes est la création d'une banque de développement, celle-ci pourra se substituer à moyen terme, au FMI dans l'aide financière aux pays en développement, avec en prime la mise en veilleuse de la fameuse conditionnalité brandie par le FMI et la BM comme une épée de Damoclès sur la tête des pays et des peuples du Sud Global. La deuxième notion essentielle concerne la dé-dollarisation des échanges internationaux. Avant de passer, à moyen terme, à une monnaie internationale alternative au dollar, la tendance actuelle est à la généralisation des échanges avec les monnaies nationales (Yuan, Rouble, Roupie) notamment pour sortir de l'hégémonie du pétrodollar dans l'achat des hydrocarbures», estime notre interlocuteur. Ahmed Kateb fait partie de ces experts analystes de relations internationales qui pensent que la tendance à la dé-dollarisation a débuté en 2014 avec les sanctions américaines contre la Russie autour de l'affaire de la Crimée et la guerre commerciale sino-américaine qui a commencé en 2018 et la réduction par la Banque centrale chinoise de son portefeuille en bons du Trésor américain (870 milliards de dollars en 2023, le niveau le plus bas depuis 2010). Il fait remarquer que Pékin qui détient 3,5% des réserves d'or mondial en 2020, contre 1,7% en 2008, a, par ailleurs, mis en place un ''pétroyuan'' convertible en or pour ses achats en hydrocarbures auprès des pays du Golfe. Il a ajouté que «l’'Inde a, pour sa part, compris qu'il fallait échanger en Roupie, selon la stratégie mise en place par la Chine pour l'acquisition des hydrocarbures afin de contourner les sanctions américaines contre l'Iran, prise par Donald Trump en 2018. Et c'est à la faveur de la crise en Ukraine que le processus de dé-dollarisation s'est étendu pour qu'il soit revendiqué par de nombreux pays et notamment les pays africains», conclut le politologue. Face à tous ces enjeux, Ahmed Kateb estime : «Nous sommes véritablement à la charnière de deux systèmes internationaux. De nombreux pays, à l'instar de l'Algérie, l'ont compris. L'élargissement des BRICS sera sans doute le point de départ d'une architecture mondiale à la fois plus souple, plus complexe et à niveaux multiples dans la distribution de la force et de la norme sur les plans politique, économique, financier, militaire et symbolique.»
 
A. S.

 

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