Oran : un tournant historique et décisif

Secouant l’ordre colonial et bousculant les calculs du général de Gaulle, les manifestations des 9, 10 et 11 décembre 1960 ont éclaté en Oranie avant d’embraser tout le pays. En quelques jours, l’Algérie insurgée fait voler en éclats l’illusion d’une «Algérie française» et projette la revendication de l’indépendance sur la scène internationale, jusque dans les halls de l’ONU. Un moment charnière, où la rue algérienne impose de manière irréversible sa légitimité politique.

Le mouvement débute en Oranie, porté par une succession d’événements qui précipitent la rupture. L’historien Mohamed Belhadj, de l’université d’Oran, rappelle que «le mouvement d’insurrections soutenu par une vague d’émeutes dans plusieurs villes de l’Oranie les 9 et 10 décembre a marqué le début des manifestations du 11 décembre 1960». À Aïn Témouchent, tout bascule le 9 décembre : les colons organisent une grande mobilisation contre le plan de De Gaulle, qui amorçait le processus de négociations avec les Algériens. Ils tentent de rallier à leur cause la population locale, majoritairement paysanne, pour faire croire que les Algériens refusent l’indépendance. Mais la manœuvre échoue. Les Algériens rejoignent massivement l’appel du FLN.

«La sorcellerie s’est retournée contre son auteur», commente Belhadj, soulignant la rupture entre l’administration coloniale et le peuple algérien. Le 10 décembre, Oran s’embrase à son tour : à Tahtaha, à la place Roux de Mdina Jdida ou encore à la place des Victoires, siège du Front Algérie Française, les tensions éclatent après les tentatives de force visant à inclure des élèves du lycée Pasteur et du collège Ali-Chekkal dans une manifestation pro-coloniale. Les quartiers de Sidi El Houari, Ras El Aïn, le Plateau et Carteaux se soulèvent. Les slogans fusent : «Vive l’Algérie» «L’Algérie indépendante».

Ces événements déclenchent un effet boule de neige : Tlemcen, Mostaganem, Sidi Bel-Abbès et d’autres villes suivent. Les manifestations se prolongent jusqu’au 17 décembre, selon Benabdeslam Mohamed, président de l’association «9 décembre 1960».

Pour de nombreux historiens, il ne s’agit pas de simples marches mais d’une véritable intifada, un soulèvement urbain massif qui confirme «le caractère populaire de la révolution et la détermination du peuple algérien à recouvrer son indépendance».

De la rue algérienne à la tribune de l’ONU

L’ampleur de la mobilisation dépasse rapidement le cadre national. Son impact politique est immédiat et multiple. D’abord, les manifestations mettent en échec la stratégie gaullienne. Le général comptait sur les bastions coloniaux de l’Ouest pour légitimer sa politique intégrationniste. Au contraire, l’insurrection révèle un peuple uni derrière l’indépendance. Comme le souligne Belhadj, les événements démontrent que «les Algériens dans les quatre coins du pays étaient unis autour de la revendication d’indépendance».

Un ancien directeur du musée national du Moudjahid rappelle que la révolution n’était «ni le monopole d’une région ni d’un douar ni d’une personne», mais un mouvement national et même maghrébin, africain, arabe et humain par sa portée. Pour l’historien Ammar Rekhila, l’insurrection de décembre 1960 a fait passer la révolution algérienne «d’une réalité à une autre». Selon lui, «il ne s’agissait pas de manifestations mais d’une intifada qui a porté la révolution d’une réalité à une autre, celle de l’embargo et de l’encerclement des maquis à l’action militaire et aux opérations fidaïes en ville». Sur le plan interne, Rekhila insiste : l’obstacle psychologique vis-à-vis de l’armée coloniale est tombé. L’Algérien s’est libéré et a décidé de prendre son destin en mains.

Cette dynamique nourrit la stratégie politique du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), renforçant sa légitimité lors des négociations. En France, l’impact est tout aussi profond : la fracture se creuse entre les partisans d’une solution politique et les extrémistes de l’Algérie française, ouvrant la voie à la création de l’OAS dès le début de l’année 1961; conséquence directe de ce séisme populaire. Enfin, sur la scène internationale, l’insurrection coïncide avec la session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies. La voix du peuple algérien y résonne avec force. Les manifestations deviennent un argument politique déterminant, rendant visible l’aspiration massive et irréversible à l’indépendance.

Décembre 1960 n’est pas seulement une date de notre glorieuse histoire. C’est le moment où le peuple algérien a brisé les illusions du colonialisme et déplacé le combat de l’ombre des maquis vers la lumière du monde. Un tournant qui annonce déjà l’inéluctable. L’indépendance.

A. S.

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