Propos recueillis par Amel Zemouri
Soixante-cinq ans après les manifestations du 11 décembre 1960, l’un des acteurs de ces journées décisives revient sur l’élan populaire qui a bouleversé Alger et marqué un tournant dans la guerre de Libération. Entre souvenirs vibrants et analyse historique, il raconte ce moment où le peuple algérien a affirmé sa force collective.
El Moudjahid : Pouvez-vous nous raconter ce qui s’est passé ce fameux 11 décembre à Alger ?
Lyes Benkada : C’était dès le départ une journée particulière. Tout était silencieux, mais la ville était sous tension. J’avais dix-huit ans. Bien qu’on n’ait eu aucun mot d’ordre de notre chef direct de notre cellule de Ruisseau, Mahmoud Rouni, on est sortis spontanément moi et tous les jeunes de mon quartier sans exception. Les rues ont vite été envahies et des drapeaux improvisés ont été brandis défiant toute peur. Les youyous des femmes se sont mêlés aux slogans scandés, au bruit des enfants qui tombaient, c’était à vous donner la chair de poule. La peur était partout : snipers postés sur les toits, gendarmerie en alerte, militaires nerveux. Et pourtant, une énergie extraordinaire circulait dans la ville. Les habitants ouvraient leurs portes pour abriter les blessés, parfois dans des caves ou des mosquées. Ce jour-là, un étrange mélange de danger et de fierté nous a submergé.
Ce mouvement était-il organisé par le FLN ?
Non, et c’est justement ce qui le rend exceptionnel. Le FLN avait bien sûr ses réseaux, ses cellules, ses relais, mais le 11 décembre n’était ni une opération planifiée ni une décision de la hiérarchie. C’était un soulèvement spontané, mais qui s’est inscrit dans un contexte très tendu. D’abord marqué par la visite du général De Gaulle en Algérie, et qui a été accompagnée de provocations et d’agressions visant les Algériens. C’est cela l’élément déclencheur immédiat. Ce climat d’affrontement a conduit, en réaction, à la sortie massive de la population musulmane dans les rues. D’ailleurs, les historiens s’accordent à dire que les événements du 11 décembre 1960 n’ont pas été prémédités par une seule partie, mais qu’ils sont nés d’un rapport de forces explosif, où chaque acteur a contribué, à sa manière, à l’embrasement. Et, en effet, ce jour-là, le peuple a montré que la lutte pour l’indépendance dépassait les structures politiques : elle était devenue une cause collective.
Justement, quelle est la portée historique de ces manifestations ?
Décembre 1960 s’inscrit dans la continuité d’une longue histoire de résistance, des soulèvements de 1934 aux massacres de mai 1945. Mais ce qui change, en 1960, c’est la prise de conscience populaire. Pour la première fois, le peuple algérien réalise qu’il peut influencer directement la politique coloniale et peser sur le cours de la Révolution. Ce n’était plus seulement des actions clandestines ou limitées : c’était une démonstration de masse, un message fort, adressé aux autorités françaises et à l’opinion internationale.
Y a-t-il des moments ou des images qui vous ont particulièrement marqué ?
Oui. Je revois encore ces jeunes, garçons et filles, portant des drapeaux fabriqués à la hâte, courant pour protéger un camarade blessé. Je revois aussi les mères distribuant du pain et de l’eau, lancer des draps, à partir des balcons, pour couvrir les dépouilles. Je me remémore les youyous qui fusaient, dès qu’un martyr tombait, pour nous inciter à continuer, les blessés qu’on cachait dans des appartements ou des caves pour les soigner. C’était un mélange bouleversant de peur et de solidarité, de révolte et de fraternité. L’image d’un peuple uni, courageux, prêt à tout pour défendre sa dignité, reste gravée en moi. C’est l’essence même de cette journée.
Quel message retenez-vous pour les générations d’aujourd’hui ?
Ce que je retiens, c’est que le peuple est le véritable acteur de son histoire. Décembre 1960 nous rappelle que le courage, la solidarité et la volonté collective peuvent changer le destin d’une nation. La lutte pour la liberté n’est jamais abstraite : elle se vit, elle se partage et elle se transmet. Et cette mémoire, nous devons la préserver au-delà du temps et des générations.
A. Z.