célébration de la Journée nationale de la mémoire : Alger pris en étau-Un croiseur avait ordre de tirer sur la Casbah

On a séparé les hommes de leurs femmes et brûlé les corps dans les fours à chaux ou jetés par dessus les ponts. On nous a livrés aux miliciens armés pour libérer leur délires à Setif, Guelma, Kherrata. On a fait venir, pour nous tuer, des contingents de légionnaires et des armées d’Afrique. L’holocauste a duré quatre mois sans répit. Et justice n’est pas rendue par simple reconnaissance d’un des plus grands crimes de la colonisation et de l’Etat français. 77 ans après les faits, le lourd malaise qui pèse encore sur les relations entre les deux pays empêche de qualifier les responsabilités autrement que par une rhétorique diplomatique. Cette désinvolture par le déni et le silence est symptomatique d’un état d’esprit en rapport avec ce principe de devoir de mémoire à géométrie variable. Des historiens ont tenté d’expliquer les origines de cette folie meurtrière de 1945 qui a duré 122 jours durant lesquels la chasse au faciès a été d’une impitoyable sauvagerie. L’armée, la gendarmerie, la police et des miliciens civils ont agi sous les ordres d’un gouvernement de gauche, selon les mots de Jean-Louis Planche, historien qui a dégagé des archives des pièces à conviction concernant, notamment, l’utilisation de bombes à fragmentation destinées contre l’armée allemande. Un seul engin pouvait tuer 400 personnes sur un rayon de 200 mètres. Il rappelle aussi que le 1er septembre 1945, à Constantine, qui n’avait pas été touchée par les massacres, une noria de camions bennes venus par la route de Guelma vidait des cargaisons de cadavres dans des fosses creusées hâtivement à la périphérie de la ville. Une couche de chaux séparait deux piles de cadavres. L’historien nous a relaté un fait découvert dans les cartons du Fort de Vincennes à Paris ; un croiseur amarré à 6 km face à la baie d’Alger avait reçu l’ordre de se tenir prêt à «ouvrir le feu sur La Casbah». Cette terrible vérité nous a été livrée publiquement au cours d’un colloque organisé par la mairie de Paris le 6 mai 2009. Durant cette journée, des citoyens des deux rives attendaient pour en savoir plus ou «prendre la parole» comme dans un geste de soulagement après de longues décennies d’un silence forcé. J’ai consigné les mots d’un témoin octogénaire, la gorge nouée : «Je me tais depuis 64 ans. J’étais à Sétif. J’ai vu, j’ai eu peur, j’ai refoulé ma terreur dans le plus profond de mon être sans jamais quitter l’angoisse qui me hante.» Il s’appelle Ahmed Kellal. Il est retraité de l’éducation nationale. Quand il a pris le micro, il a déroulé les secondes, les minutes et les heures de cette matinée du mardi noir du 8 mai 1945, mémorisée dans ses moindres détails. «J’étais collégien avec Kateb Yacine. Je voyais les gens arriver en foule. Les premiers, des scouts. Ils portaient les fanions de leur mouvement. Et puis, subitement, une rafale et des salves de coups de feu sont parties des fenêtres et des balcons. Les manifestants sont tombés dans un traquenard. C’était voulu. J’avais 16 ans et c’était la Saint-Barthélemy.» Trois mois plus tard, j’ai revu Kateb. Il était tourmenté, en proie à une terrible désillusion. Rien ne sera plus jamais comme avant, disait-il. Il m’a raconté que sa maman a été torturée et qu’elle était devenue folle. Elle s’est mutilée par le feu. Ses pieds, sa tête et son dos portaient d’affreuses brûlures. Kateb en était bouleversé. Maître Nicole Dreyfus, avocate de la famille de Maurice Audin, résume cette phase de notre histoire par ces mots : «En Algérie, la victoire sur la barbarie a été l’usage de la barbarie.»

Rachid Lourdjane

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