11 décembre 1960-11 décembre 2025 : ce soulèvement qui a fait basculer le cours de l’Histoire

C’est un ciel gris et nuageux qui s’ouvre sur cette journée du 11 décembre. Malgré le calme apparent, la tension est palpable dans les quartiers d’Alger.

La ville qui vit, depuis six ans, au rythme de la Révolution connaît, ce jour-là, une énergie nouvelle qui traverse les ruelles populeuses de Belcourt, de la Casbah, d’El-Harrach ou de Bab El-Oued. Rien n’a réellement été prévu, aucun mot d’ordre centralisé n’a été donné, mais tout semble prêt à exploser. Ce n’est pas la clandestinité qui s’apprête à parler : C’est le peuple lui-même.

Dès la fin de la matinée, les premières rumeurs courent : Des groupes se forment spontanément, d’autres quittent les immeubles en grappes serrées. Le moudjahid Lakhdar Khellafi se souvient d’un mouvement presque organique. «Les ruelles se vidaient là, pour se remplir ailleurs. C’était comme une respiration collective. Les gens descendaient, sortaient, appelaient les voisins. On n’avait jamais vu ça, pas à cette échelle», explique-t-il en précisant que, «pour ceux qui étaient là, la journée n’a pas commencé par un ordre, mais par une évidence : il fallait sortir !» Dans les quartiers hauts, à El-Mouradia, une adolescente de 15 ans observe l’agitation depuis le balcon familial. C’est Tafath Assia, qui n’a jamais oublié ce moment.

«Les cris venaient de la rue, d’abord timides, puis de plus en plus forts. Je suis sortie sans réfléchir. Avec des voisins pour rejoindre les manifestants à Belcourt. Malgré les appels de ma mère à rentrer, j’ai tenu bon. Pour me protéger, elle m’a suivi, laissant tomber son haïk dans la précipitation. Elle a dû le remettre à la hâte de peur d’être repérée par mon père, se souvient-elle, avec une pointe de nostalgie. Leur descente vers Belcourt s’ajoute à un flot déjà large : femmes, enfants, étudiants, ouvriers. Beaucoup ne se connaissent pas, mais marchent comme s’ils avançaient depuis toujours côte-à-côte.

«Je revois leurs haïks flotter, comme un mur blanc qui ne reculait pas»

Ailleurs, dans la Casbah, c’est le grondement des pas qui avertit les habitants. Les escaliers escarpés se transforment en couloirs d’où débouchent des groupes entiers. L’un de ceux qui descendent ce matin-là est Lounès Aït Aoudia. Il revoit encore les silhouettes blanches des haïks s’avancer les premières. «Les femmes ont ouvert la marche. Elles n’hésitaient pas. Je revois leurs haïks flotter, comme un mur blanc qui ne reculait pas.» Et justement, la présence est l’un des faits les plus racontés par les témoins : Un flot immense qui a porté la marche et lui a insufflé son énergie.Parmi elles, la moudjahida Hizia Meziani, qui a souvent raconté l’effervescence de ce jour. Elle évoque ces femmes qui, haïk sur la tête ou visage découvert, encouragent les hommes à avancer, ramassent les enfants tombés, chantent les premiers slogans. «La ville était enflammée d’espoir, pas de violence. Ce que je revois, ce sont des visages durs et rayonnants à la fois.» Pour elle, la surprise des forces coloniales est totale.

Les cortèges sont trop nombreux, trop dispersés, trop déterminés. Aucun plan de répression coutumier n’arrive à les contenir. L’image la plus marquante, racontée par plusieurs témoins, reste celle des enfants. Pas seulement des adolescents, mais des gamins de 8 ou 10 ans, courant en tête de cortège, brandissant des drapeaux improvisés. Les enfants, ce jour-là, symbolisent l’audace, l’insouciance et l’avenir. Hizia Meziani le dit avec émotion : «Ils couraient plus vite que nous. Quand les tirs ont commencé, ils ont continué. Jamais je n’oublierai ça.» Il faut dire que la répression devient vite brutale. Au niveau des barrages improvisés, les unités françaises tirent à balles réelles pour briser les colonnes. Les témoins racontent tous le même son : un claquement sec, répété, qui déchire les chants. Pour certains, c’est le souvenir dominant.

C’est le cas de Farid Magraoui, qui a vécu l’un des affrontements les plus violents de la journée. «Les balles sifflaient dans tous les sens. On criait pour couvrir le bruit des rafales. Je voyais des enfants tomber, des femmes tirer d’autres par le bras, et continuer résolument à avancer.» Et c’est justement ce contraste radical entre l’insouciance populaire et la violence des tirs qui reste l’un des traumatismes du 11 décembre.

Ce contraste radical entre l’insouciance populaire et la violence des tirs reste l’un des traumatismes de cette journée

Pourtant, les cortèges ne se dispersent pas. «À chaque fois que les forces coloniales brisent un groupe, d’autres surgissent plus loin. Les manifestants contournent les rues bloquées, ouvrent de nouveaux passages, se reforment, se rejoignent. Certains montent sur les toits pour crier, se remémore Lyès Benkada, ancien moudjahid FLN de Belouizdad qui précise : «On a souvent dit que ce jour-là, Alger était «en ébullition». Ce n’est pas une image : c’est une réalité physique, tragique, mais ô combien exaltante !». Pour ammi Ahmed, l’un des responsables de la kasma D’El-Madania, cette journée est inoubliable et historique. «J’étais très jeune. Avec mon ami Mohamed, paix à son âme, Hassan et les autres, on s’est rendus à Diar El-Mahçoul. Très vite, on s’est rassemblés, il y avait des vieux, des jeunes, des femmes et des enfants, le-tout Salembier était là, bravant les forces coloniales et la peur, surtout la peur». Les gens affluaient des bidonvilles, des quartiers indigènes, scandant des chants patriotiques et c’est là que la journée bascule dans l’horreur. Les gens tombaient comme des mouches sous les balles, tandis que les youyous ininterrompus nous poussaient de l’avant. C’était chaotique et émouvant à la fois», se souvient ammi Ahmed.

«Ce jour-là, beaucoup de manifestants ont été froidement abattus, surtout les femmes et les enfants». Farid Maghraoui, 10 ans, sera la première victime à tomber à «Sahat Laâlam», Placette de l’Emblème, aujourd’hui», qui se trouve en haut de la cité Diar El-Mahçoul. Saliha Ouatiki, 12 ans, sera la deuxième à tomber au champ d’honneur. «Ici, chaque maison a un chahid à El-Madania, tout le monde était impliqué dans la Révolution, d’une manière ou d’une autre», explique, pour sa part, El-Hadj Zaïdi, le chef de la kasma FLN. Il rappellera le fait que, le soir venu, «la ville était épuisée, mais transformée.

La répression a été dure, les morts par dizaines, les blessés nombreux, mais quelque chose a basculé». L’ancienne ministre Zhor Ounissi a résumé ce changement : «L’indépendance n’était plus une revendication. Elle s’était imposée comme une évidence. Le peuple l’avait crié, l’avait montré, l’avait incarné, dans l’âme, dans le sang». Pour elle, l’effet politique est immédiat, y compris à l’international. Les autorités coloniales, croyant encore pouvoir orienter le destin du pays par des réformes limitées, se retrouvent confrontées à une démonstration de peuple impossible à ignorer.

Des événements qui ont accéléré la reconnaissance internationale

Les historiens affirment aujourd’hui que le 11 décembre 1960 a accéléré la reconnaissance internationale du droit du peuple algérien à disposer de lui-même. Les images de foules immenses, filmées par les actualités et relayées dans la presse mondiale, ont frappé les chancelleries. On ne pouvait plus prétendre que l’indépendance n’était portée que par une minorité, ou par la clandestinité.

Ce jour-là, la rue algérienne parlait pour elle-même. Depuis, les témoins replongent dans ces heures, avec une netteté qui défie le temps. Ils n’y voient pas seulement des souvenirs de lutte, mais des éclats de lumière. Beaucoup racontent cette impression de liberté totale, une certitude partagée, presque physique. D’autres se souviennent du moment précis où les murs invisibles, la peur, la censure, la surveillance, se sont fissurés, puis brisés d’un seul élan.

Ce jour-là, des hommes, des femmes et des enfants, souvent sans slogans préparés, sans drapeau officiel, ont incarné une nation, avant même qu’elle ne soit reconnue comme telle. C’est peut-être cela, la véritable puissance du 11 décembre : il n’a pas attendu l’indépendance pour se faire entendre.

A. Z.

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