L’ambiance de fête a commencé à Alger bien avant l’aube : Ce que l’Aïd-El-Fitr doit à sa nuit

Ph.:B.B
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Journée particulière par excellence, marquant la fin du mois de jeûne, l’Aïd-El-Fitr commence, à Alger, bien avant l’aube. Retour sur une ambiance incomparable qui n’est pas sans rappeler des souvenirs à ceux qui ont connu «Dzaïr laqdima» (Alger d’antan).

Lundi 31 mars, 02h40. Alger vit la dernière nuit précédant l’Aïd-El-Fitr. Qui dit nuit, dit sommeil. Le sommeil, ce n’est certainement pas au cœur de Bir Mourad Raïs qu’on risque de le trouver. Sa rue principale relie la rocade nord (route longeant la baie d’Alger) à la rocade sud et se prolonge même vers la banlieue sud, avec notamment le carrefour emblématique de «La Côte» d’où on peut aller aux quatre coins d’Alger. Depuis quelques années, le centre-ville de Bir Mourad Raïs est pratiquement le seul quartier où tout est ouvert toute la nuit, connu surtout pour ses restaurants, gargotes, pizzerias, crêperies et autres sandwicheries vers lesquels affluent, dans un ballet incessant, les mange-tard ou ceux qui ont un petit creux. Si Bir Mourad Raïs vit la nuit toute l’année, que dire alors durant le Ramadhan ! En cette nuit de jonction entre le mois béni et les jours «ordinaires», il n’y a nulle surprise à voir que ce quartier est plus vivant que jamais. Outre les lieux de restauration, les boutiques d’habillement sont ouvertes pour les derniers achats de vêtements de l’Aïd. Et comme il n’y a pas de petit profit, un horloger a lui aussi estimé utile de rester ouvert. Un client pour acheter une montre la nuit de l’Aïd ? Très peu probable, mais sait-on jamais ? Il faut être à l’heure des bonnes affaires.

Salons de coiffure, stations de lavage et camions-bennes à l’ouvrage

Sorti de Bir Mourad Raïs, c’est plutôt calme. Dans la majorité des quartiers, tout est fermé, sauf deux corporations : les coiffeurs et les laveurs de voiture. Pour les coiffeurs, on ne peut nullement dire qu’ils coupent les cheveux en quatre. Il y a trois jours dans l’année qu’ils mettent bien à profit : les veilles de l’Aïd-El-Fitr, de l’Aïd-El-Adha et de la rentrée scolaire. Ce sont des journées qu’on prolonge souvent en nuit blanche tant les clients pullulent. D’ailleurs, chez certains coiffeurs qui ont la cote, il faut carrément prendre rendez-vous. Ces dernières années, des salons de coiffure et/ou de manucure pour femmes osent rester ouverts toute la nuit pour le soin de ces dames. L’Aïd mérite qu’on se fasse beau. Il mérite aussi que les voitures se fassent belles. C’est la ruée vers les stations ou locaux de lavage qui ont la chance ou l’opportunité d’avoir de l’eau disponible (en général, les possesseurs de grandes citernes ou de bâches d’eau). Même lorsqu’il y a peu d’eau, les clients se contentent du nettoyage intérieur, histoire de s’épargner la honte de transporter la famille sur des banquettes et sièges sales. Dans ce lot de travailleurs de l’ombre, il ne faut pas oublier les agents de nettoyage de Netcom, mobilisés toute la nuit pour débarrasser la capitale de ses détritus. Camions-bennes et chariots-poubelles n’ont pas arrêté depuis le f’tour. Et avec ça, quelques citoyens ont l’incivilité de dormir à poings fermés et de ne sortir leurs poubelles que… le matin. Vivement un Aïd de civisme !

03h15, Bab El-Oued en effervescence

03h15. Alors que le spectacle monotone d’une ville endormie défile sur notre chemin, voilà qu’on découvre de l’animation. Devinez où ? A Bab El Oued, pardi ! «Le» quartier populaire par excellence. Déjà, l’écrasante majorité des restaurateurs aux alentours de la place des Trois-Horloges sont ouverts… et assaillis de clients. Grillades, sandwichs de foie, crêpes, pizzas… Tout marche. Et puis, tout au long de l’avenue Colonel-Lotfi, de la place des Trois-Horloges au jardin Taleb-Abderrahmane, c’est le brouhaha. Alors que des boutiques d’habillement essayent d’attirer des clients, des vendeurs ambulants étalent des vêtements et chaussures pêle-mêle sur les deux bords de la chaussée et vendent à la criée. En pleine nuit ! «A Bab El Oued, les gens y sont habitués. C’est le charme de ce quartier», rassure Abdou. C’est qu’il y a du beau monde et la marchandise s’écoule plutôt rapidement. Un pull importé à 600 DA et une paire de chaussures de sport à 1.800 DA, c’est plus que tentant. Preuve que ça marche : de gros cartons remplis de vêtements, ramenés sur des chariots-diable, sont ouverts pratiquement chaque heure. Spécificité toute «bab-el-ouedienne» : il y a non seulement des familles, mais aussi des femmes venues seules effectuer des achats et elles le font en toute sécurité. Comme c’est le cas dans les grands marchés hebdomadaires du pays, les marchands ambulants à Bab El Oued sont solidaires contre les voleurs et larcins et s’unissent pour anticiper et prévenir leurs méfaits afin de ne pas effaroucher les clients. Autre signe qu’il y a de bonnes affaires à faire à Bab El Oued à quelques petites heures de la prière de l’Aïd : des qamis (tuniques longues masculines utilisées pour la prière) s’arrachent à 1.800 DA et même à 1.500 DA alors qu’elles coûtent au minimum 3.000 DA dans les magasins. Un marchand annonce même, par un écriteau, une «liquidation de stock» de qamis pour enfants, proposés entre 1.000 et 1.500 DA. Ce sont carrément des soldes spécial nuit de l’Aïd. Pour ceux – nombreux – qui ont raté ces belles occasions, il faudra attendre… la veille du prochain Aïd-E-Fitr.

Les boulangers ont travaillé de nuit

Et puis, dans cette ambiance festive, il ne faut pas oublier une corporation très scrutée en cette occasion : les boulangers. Durant longtemps, la perspective de l’Aïd était assombrie par l’angoisse de ne pas trouver du pain en ce jour. Fort heureusement, une (bonne) coutume s’est imposée ces dernières années, à Alger : les boulangers préparent et vendent du pain du milieu de la nuit jusqu’aux environs de 10h00, puis rentrent chez eux pour fêter l’Aïd avec leur famille. En somme, c’est un astucieux compromis : ils assurent le service à l’adresse de la population tout en s’aménageant du temps pour profiter eux aussi de la fête. Résultat : à l’issue de la prière de l’Aïd, le pain était encore disponible dans les boulangeries ouvertes pour ceux qui n’en avaient pas encore acheté. Ceci sans compter les supérettes et boutiques d’alimentation générale qui commercialisent le pain. Comme quoi, il suffit d’un peu de bon sens et, surtout, de bonne foi pour trouver des solutions équitables à toute situation.

«Jadis, les veilles étaient des nuits blanches»

L’aube approche et avec elle l’Aïd que tout le monde attend, les enfants en premier. Un bambin utilise son jouet neuf que son papa vient de lui acheter alors qu’il fait encore nuit : un pistolet à eau. C’est vraiment l’Aïd avant l’heure ! Bachir, septuagénaire bon pied, bon œil, n’est pas surpris. «Jadis, encore plus durant la colonisation, la nuit de l’Aïd-El-fitr était une nuit blanche. Des femmes préparaient des gâteaux quand d’autres allaient au hammam. Les hommes effectuaient leurs derniers achats ou prenaient la route vers leurs patelins d’origine pour passer un peu de temps avec leurs familles et, surtout, pour se recueillir sur les tombes de leurs parents. C’était une belle époque que seuls Bab El Oued et La Casbah ont perpétuée», se souvient-il. Lorsqu’on voit toutes les activités commerciales et familiales qui pullulent avant même l’aube, on comprend tout ce que l’Aïd-El-Fitr doit à sa nuit.

«Mes enfants ­­ ont jeûné pour la première fois»

Au sortir de Bab El Oued, retour à la monotonie. Ambiance de sommeil, même si des lumières commencent à s’allumer dans certains foyers, proximité de la prière du fedjr oblige. Les mosquées sont remplies de manière correcte, sans plus. Visiblement, beaucoup se réservent pour la prière de l’Aïd. A 06h30, Alger, dans son intégralité, se réveille pour de bon. A Bab El Oued, plus aucune trace des étals de vêtements, remplacés par des étals de jouets. Vêtus de qamis et de vêtements immaculés, les fidèles se dirigent qui en solo, qui en famille, vers les mosquées.

A la place des Martyrs, les bus de l’ETUSA sont au rendez-vous pour assurer le service public en cette journée où le transport urbain et interurbain privé s’annonce extrêmement réduit. Surprise : à quelques minutes de l’heure de la prière de l’Aïd, de très nombreuses mosquées sont déjà pleines, au point que des tapis sont étalés dans la rue pour les retardataires. Comment se fait-il que ces mêmes mosquées suffisent à accueillir les fidèles les vendredis et peinent à les contenir les jours de l’Aïd ? La réponse est simple : pour l’Aïd, des parents ramènent leurs enfants en bas-âge, ce qu’ils ne font pas forcément les vendredis. Walid explique : «Mon fils aîné a fait l’effort de jeûner une dizaine de jours et le cadet a jeûné pour la première fois le 27e jour. Je ne pouvais pas ne pas les ramener à la prière. C’est une manière de les récompenser et aussi de les faire s’imprégner de la spiritualité particulière de ce moment.» Les femmes et les jeunes filles sont également nombreuses à s’y rendre.

Visites, jouets et parcs publics…

Une fois la prière terminée et l’Aïd «entré en vigueur», le coup d’envoi est donné aux trois activités majeures de cette journée spéciale. D’abord, la visite des tombes des proches. Alors même que de nombreux savants musulmans ont attesté que se rendre aux cimetières exclusivement le jour de l’Aïd est une hérésie, nombreux sont les citoyens qui continuent à le faire tel un rituel. Aux cimetières de Sidi M’hamed et de Djenane Sfari, les familles sont au rendez-vous… et les mendiants «professionnels» aussi. Les lieux ont été soigneusement nettoyés la veille. Des fossoyeurs creusent des tombes, signe que des enterrements sont annoncés. L’Aïd n’est pas une journée parfaite puisque la vie continue et avec elle des personnes chères qui nous quittent. Ensuite, il y a les visites familiales pour se rapprocher et se pardonner, essence même de l’Aïd. Les boîtes de gâteaux sont de rigueur, comme les sourires. Même si le manque de transport ne prête pas à sourire pour certains. «J’habite à Oued Koriche, ma sœur habite à Cherarba (commune des Eucalyptus) et je n’ai pas de voiture. Comment m’y rendre avec ma femme et mes enfants puisque les privés assurant le transport publi­c ne travaillent pas aujourd’hui ?», s’insurge Ahmed. Malgré de gros efforts, l’ETUSA ne peut pas assurer le maillage de tous les quartiers d’Alger. Fort heureusement, il s’agit du seul bémol de cette journée. Pour leur part, les enfants s’adonnent à cœur joie à la troisième activité principale de ce jour : jouer et s’amuser. Les parcs et jardins sont tous ouverts grâce à une décision louable de la wilaya d’Alger. Dès la matinée, la Jardin d’Essai, les Sablettes, le parc Dounia et autres parcs urbains sont pris d’assaut par les enfants, pressés de dépenser les oboles qu’on leur a offertes. Comme de tradition, les jouets sont au rendez-vous, des classiques ballons gonflables, pistolets et voiturettes à la nouveauté de cette année : les souffleurs de fête. Comme le temps est magnifique en ce jour particulier, les enfants s’en sont donné à cœur joie. La fête fut trois jours durant. Souvent, le bonheur familial tient à peu de choses.

F. A. S.

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