Effritement progressif de la conjugalité traditionnelle : La profonde métamorphose du mariage en Algérie

Dr Samir Amghar (*)

Selon les études réalisées par l’Office national des statistiques (ONS), le nombre de mariages est passé de près 400 000 unions en 2014 à environ 278 664 en 2023, soit une baisse de 30%. Quant au divorce, il a connu une hausse significative : si, en 2019, seul un mariage sur cinq se concluait par une séparation, en 2023, c’est dorénavant un mariage sur trois qui se solde par un divorce. Loin d’être anodins, ces chiffres traduisent un effritement progressif de la conjugalité traditionnelle.

Il ne vous a sans doute pas échappé que vous êtes moins souvent invité à des mariages, que les cortèges qui animaient autrefois nos rues sont moins fréquents —même en été et les week-ends — et que dans votre entourage, il devient presque exceptionnel de connaître un couple qui n’a pas divorcé ou traversé une séparation. Ce constat est d’autant plus frappant, que, jusqu’à une période récente, le mariage représentait un pilier incontesté et incontestable de la société algérienne. Il constituait alors, non seulement un fondement moral, mais également symbolique de l’ordre social. Désormais, il semble de plus en plus fléchir face à la modernité et à l’individualisme. Le nombre de mariages est en déclin et les divorces en augmentation. Comment expliquer ces changements qui s’enracinent à bas bruit dans notre pays ? Quelles sont les raisons sociales qui se cachent derrière ces phénomènes ?

D’une institution indiscutable à une institution discutée

Il y a encore peu, le mariage symbolisait une étape cardinale dans la vie d’un(e) Algérien(ne). Il symbolisait le passage à l’âge adulte, à la responsabilité ; et constituait le moyen d’être reconnu par les autres et garantissait son intégration pleine et entière dans la communauté. C’était l’événement à travers lequel, il lui était possible d’assurer un équilibre symbolique entre les générations et de reproduire l’ordre moral et religieux. Dans la perspective durkheimienne, le mariage était, par conséquent, une «institution instituante» : autrement dit, un cadre social qui définit les individus et guide leurs comportements et conduites (Durkheim, les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912).
Pour autant, cette représentation de ce qui était alors un horizon de réalisation indiscutable, il y a encore deux décennies, se délite depuis quelques années. Le mariage est progressivement devenu un choix parmi d’autres. Les chiffres en la matière sont éloquents, sans appel et indiscutables : selon les études réalisées par l’Office national des statistiques (ONS), le nombre de mariages est passé de près 400.000 unions en 2014 à environ 278.664 en 2023, soit une baisse de 30%. Quant au divorce, il a connu une hausse significative : s, en 2019, seul un mariage sur cinq se concluait par une séparation, en 2023, c’est dorénavant un mariage sur trois qui se solde par un divorce. Loin d’être anodins, ces chiffres traduisent un effritement progressif de la conjugalité traditionnelle.
Pour expliquer les origines de ce déclin, on a souvent invoqué des raisons socio-économiques : urbanisation rapide, crise du logement, précarisation économique, coût du mariage, etc. Dans les grandes villes, la difficulté d’obtenir un logement indépendant semble être également un frein pour de nombreux hommes avant toute union (Bensaâd, 2018). Néanmoins, si les facteurs socio-économiques constituaient le seul obstacle au mariage, les classes supérieures auraient été épargnées par son déclin. Or, ce phénomène concerne toutes les classes sociales, y compris les couches les plus aisées de la société. C’est pourquoi, il est possible de faire l’hypothèse que le déclin du nombre du mariage et l’accroissement de celui du divorce trouvent leur source dans les logiques individualistes qui se développent et s’enracinent chez les Algériens.

L’individualisme et la redéfinition du lien conjugal

Dans le sens commun, l’individualisme renvoie très souvent à l’égoïsme. En sociologie ou encore en anthropologie, il a pourtant une signification différente : la recherche d’une existence singulière. Pour les jeunes hommes et femmes, le mariage n’est plus perçu comme une obligation sociale, morale et religieuse, mais plutôt comme un choix affectif volontaire. Même si le mariage reste une norme, il est de moins en moins vécu comme une évidence. Il est, aujourd’hui, conditionné par une compatibilité des valeurs et des projets de vie : «je ne peux me marier qu’avec une personne avec laquelle je partage un attachement sentimental et surtout un projet de vie commun.» Par conséquent, il est aisé de comprendre que l’union devient fragile, puisqu’elle ne repose plus sur une forme de contrainte collective, mais sur une logique de satisfaction mutuelle.
Dès lors, exit les mariages où ce sont les familles qui «présélectionnent» les partenaires au sein de leur réseau. Et place, aujourd’hui, aux rencontres sur les lieux de travail, à l’université, sur les sites de rencontres internet ou encore les réseaux sociaux.
Les trentenaires et les quarantenaires ne veulent plus vivre le mariage comme une évidence sociale, mais comme une expérience émotionnelle. Ainsi, est-on passé d’une union prescrite à une union choisie, d’un devoir collectif à une aventure individuelle (Benatia, 2022). Cette mutation correspond à ce que le sociologue François de Singly nommait «l’individualisme relationnel», où chacun veut à la fois être soi-même et être aimé (Liberté, égalité, intimité, 2003). Cette dynamique s’observe aujourd’hui au sein des couples de plus en plus soumis aux exigences de l’autonomie. C’est pourquoi, la moindre difficulté, qu’elle soit affective, professionnelle ou symbolique, peut affecter le «fragile» équilibre du lien conjugal. Ce changement de paradigme en matière de conjugalité est amplifié par les représentations que véhiculent les médias et autres réseaux sociaux : En diffusant ainsi des normes de conjugalité axées autour de l’épanouissement personnel et la passion amoureuse, Facebook, Instagram, TikTok, les séries turques et américaines participent de fait à une «mondialisation des imaginaires amoureux», pour reprendre la formule d’Illouz dans son ouvrage les Sentiments du capitalisme, paru en 2006. Ces nouvelles normes offrent des représentations du mariage où l’idéal romantique domine, en rendant le modèle traditionnel «has been» et plus du tout en phase avec les aspirations personnelles. Dans ce cadre, l’idéal romantique devient mainstream, reléguant le mariage traditionnel au rang de modèle vieillot, obsolète ou archaïque. Cette reconfiguration pousse les couples à faire du mariage un lieu de dialogue et de compromis permanent, où chacun essaie de négocier ses aspirations et autonomie personnelles avec son partenaire. C’est ainsi que, par exemple, les femmes, plus éduquées que leurs aînées, aspirent à plus d’équité, en refusant, désormais, de se cantonner au rôle de femme au foyer dépendante et en affirmant le besoin de s’épanouir également en dehors du cadre familiale.

L’hypermodernité et les nouvelles formes de conjugalité

Alors qu’autrefois, le mariage était vécu comme le «mektûb», il est désormais devenu un contrat réversible, un engagement sous condition, dépendant de la satisfaction émotionnelle et du bien-être subjectif. Jadis, le divorce était perçu comme tabou ; il est dorénavant socialement accepté ou comme une issue logique à des incompatibilités au sein du couple, pouvant même être considéré comme une forme d’émancipation. Cet assouplissement dans les relations conjugales traduit ce que Zygmunt Bauman désigne par l’expression «modernité liquide», où les relations humaines se font et se défont au gré des aspirations et besoins affectifs et économiques (Liquid Love, 2003).
Dans une lecture sociologique ancrée dans l’hypermodernité et l’individualisme, le déclin du mariage et l’augmentation du divorce en Algérie semblent être, donc, les conséquences d’une transformation profonde du rapport au collectif et au temps. Parce que l’hypermodernité, telle qu’analysée par Lipovetsky, impose une logique d’immédiateté, de choix permanent et de recherche d’intensité émotionnelle, le mariage ne peut plus être vécu comme une institution durable et indiscutable : il se transforme en un engagement conditionnel, réversible, évalué en continu à l’aune du bien-être subjectif. Autrefois «institution instituante» durkheimienne façonnant les individus, il se trouve désormais concurrencé par des aspirations personnelles qui priment les attentes traditionnelles.
Au nom de l’individualisme, les jeunes ne pensent plus le mariage comme un devoir social résultant d’une pression communautaire, mais comme une expérience affective. Celle-ci étant conditionnée à un partage de valeurs. Cette conjugaison de l’individualisme relationnel (de Singly) et de la modernité liquide (Bauman) produit une forme d’instabilité structurelle : les individus veulent être libres sans être seuls, aimés sans être contraints, autonomes, tout en étant sécurisés. C’est pourquoi il est aisé de comprendre que la moindre difficulté au sein du couple peut se transformer en motif légitime de séparation. En effet, la relation avec le partenaire n’est maintenue tant qu’elle nourrit le projet personnel de chacun. Dès lors, le divorce perd ainsi sa dimension stigmatisante, puisqu’il s’inscrit dans la logique hypermoderne de la réversibilité du lien social. Pour conclure, ces changements ne signifient pas, à notre sens, une désagrégation morale, mais illustre, bien au contraire, la vitalité d’une société qui cherche à concilier le vivre-ensemble et le vivre-pour-soi.
Même s’il est possible de percevoir dans le recul du mariage et l’essor des séparations comme des anomalies sociétales, les sociologues doivent analyser ces dynamiques comme les symptômes d’une profonde transformation de la conjugalité, désormais travaillée par la centralité du «moi» et la recherche du bonheur à court terme.

S. A.
(*) Directeur de recherche au CRLCA (Béjaïa)

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Bibliographie

Bauman Z. (2003). Liquid Love : On the Frailty of Human Bonds. Polity Press.
Benatia L. (2022). Les jeunes et le mariage en Algérie : mutations et résistances sociales. Université d’Alger II.
Bensaâd A. (2018). Jeunesse, logement et mobilité sociale en Algérie contemporaine. Revue Insaniyat, n°82.
Bourdieu P. (1998). La domination masculine. Paris : Seuil.
Singly, F. (2003). Liberté, égalité, intimité. Paris : Armand Colin.
Durkheim É. (1912). Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris : PUF.
Illouz E. (2006). Les sentiments du capitalisme. Paris : Seuil.
Lipovetsky G. (2004). Les Temps hypermodernes. Paris : Grasset.
Simmel G. (1908). Sociologie. Études sur les formes de la socialisation. Paris : PUF.

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