Un crime d’État toujours non reconnu : soixante-quatre ans de déni

17 octobre 1961 - 17 octobre 2025. Soixante-quatre années sont passées sur ce massacre d’Algériens au cœur de Paris, sans que la France daigne reconnaître ce crime d’État.

Cette date ne s’efface pas au fil des ans. Bien au contraire, elle reste ancrée dans la mémoire collective comme preuve supplémentaire de l’horreur vécue durant la longue et lente nuit coloniale. Ce soir-là, des milliers d’Algériens descendirent dans les rues de la capitale pour manifester pacifiquement contre un couvre-feu discriminatoire décrété par le préfet de l’époque, Maurice Papon. Ils réclamaient leur droit à l’égalité, leur droit à l’indépendance et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En retour, ils reçurent la matraque, les balles et la noyade. La répression fut d’une brutalité inouïe. Les commissariats et les stades transformés en centres d’internement résonnaient de plaintes et de coups de matraque ou de barres de fer.

Des milliers de manifestants furent tués et jetés dans la Seine comme de simples déchets humains. D’autres furent tabassés, torturés et humiliés et emprisonnés. Des témoins se souviennent de silhouettes ensanglantées, de corps qui flottaient sous les ponts, de cris étouffés par la nuit. Paris, ce soir-là, ne fut plus la «Ville lumière», mais la ville du silence complice, où la Seine elle-même devint un cimetière. Et malgré l’intensité du massacre, l’État colonial, dans toute sa puissance administrative, avait décrété, le lendemain, le non-événement, encensant même cette boucherie colonialiste. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Roger Frey, osa même déclarer qu’il n’existait «pas le moindre commencement d’une ombre de preuve des accusations portées contre la police».

Quant au sinistre Papon, il ne fera que justifier la répression dont il était le commanditaire en affirmant froidement que la police parisienne «avait fait ce qu’elle devait faire ». Même le journal télévisé de la RTF n’en fit aucune mention. Quelques rares voix s’élevèrent timidement dans le vacarme du mensonge d’État, à l’instar du député Eugène Claudius-Petit qui dénonça «la bête hideuse du racisme» lâchée dans les rues de Paris. Mais ces voix furent vite étouffées par le brouillard du déni. Plus de six décennies plus tard, la France officielle hésite encore à regarder ce crime en face, peinant à prononcer le mot «massacre» sans trembler. Certains historiens ont parlé de pogrom, tant la répression avait un caractère racial, une haine dirigée contre des êtres parce qu’ils étaient Algériens et parce qu’ils réclamaient simplement la liberté de leur peuple. Il fallut attendre octobre 2021 pour que le président Emmanuel Macron admette, timidement, qu’il s’agissait de «crimes inexcusables pour la République». Il se rendit au pont de Bezons, lieu symbolique où tant de manifestants furent précipités dans l’eau de la Seine. Trois ans plus tard, en 2024, il réitéra son hommage, rappelant que «la France se souvient des morts et des blessés».

Sans aller plus loin dans la reconnaissance de ce crime d’Etat. L’Assemblée nationale français, sous la pression de militants de gauche et d’historiens, a voté, en mars 2024, une résolution visant à reconnaître et à condamner le massacre des Algériens du 17 octobre 1961, appelant à inscrire cette date à l’agenda des commémorations officielles. Malgré ces petits gestes, la République française n’a jamais reconnu officiellement le 17 octobre 1961 comme crime d’État. Elle a certes commémoré, mais sans pour autant se confesser ni assumer pleinement sa barbarie coloniale. Le 17 octobre 1961 n’est pas seulement un drame du passé, mais aussi un miroir tendu à la conscience française. Tant que ce crime restera relégué dans les marges du souvenir, tant que la France se refusera à l’assumer comme crime d’État, la blessure ne se refermera pas. Car ce soir-là, c’est toute une humanité qu’on a voulu faire taire à coups de matraque, de balles et de mensonges. Et pourtant, malgré les silences et les falsifications, la mémoire surnage, comme ces corps que la Seine n’a pas pu engloutir.

Le massacre du 17 octobre n’était en réalité que la continuité des crimes contre l’humanité commis par la France en Algérie durant 132 ans de colonisation. Une colonisation de peuplement qui s’est caractérisée par ses méthodes brutales comme les enfumades, suivies de massacres de villages entiers, tels celui de Béni Oudjehane à Jijel en 1956. Ces violences ont culminé avec les crimes du 8 mai 1945. On peut également citer l’usage d’armes chimiques, la pratique systématique de la torture, les exécutions sommaires et d’autres méthodes répressives comparables, à certains égards, à celles employées par les régimes totalitaires du XXe siècle. Le récit officiel français reste silencieux sur cette réalité douloureuse dont les pratiques furent celles du nazisme, comme le disait la militante contre le colonialisme, l’ethnologue Germaine Tillion.

M. A. O.

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