Entretien réalisé par : Mehdi Kaouane
Dans cet entretien empreint de profondeur et de lucidité, Waciny Laredj, romancier, universitaire et penseur, dont l’œuvre, riche et plurilingue, continue de marquer la scène littéraire contemporaine, revient sur la dualité linguistique qui façonne son écriture, sur le rôle des écrivains dans l’accompagnement des jeunes auteurs, et sur l’importance du dialogue intergénérationnel pour la vitalité de la littérature algérienne. Il évoque également l’héritage d’Abdelhamid Benhedouga, figure pionnière à laquelle le SILA a rendu hommage cette année, rappelant combien la mémoire et l’éducation demeurent les véritables piliers de la transmission culturelle.
El Moudjahid : Vous écrivez aussi bien en arabe qu’en français. Comment cette dualité linguistique influence-t-elle votre processus créatif et votre rapport aux lecteurs, notamment les jeunes générations ?
Waciny Laredj : Je ne crois pas qu’il y ait un problème dans le fait de passer d’une langue à une autre. Au contraire, c’est un processus naturel. Le passage se fait presque instinctivement, car chaque langue constitue un système de pensée complet, un univers de signes, de références et de rythmes. Lorsque j’écris en arabe, je me sens plongé dans une langue au patrimoine immense, chargée d’histoire et d’émotions collectives.
Elle porte avec elle un souffle, une musicalité, une mémoire. Elle m’impose une rigueur grammaticale et une sensibilité particulière. Et quand je passe à la langue française, je pénètre un autre espace mental, celui de la pensée francophone, avec sa propre esthétique, son exigence de clarté, son goût du détail et de la nuance. Pour moi, il n’existe aucune contradiction entre ces deux langues, car elles font partie intégrante de mon identité. Dès mon enfance, cette dualité s’est inscrite dans ma tête et dans mon cœur. Mon père, Saïd, ouvrier en France, mort en 1959, disait à ma mère : «Éduque-les, même si c’est en français. Ce n’est pas grave. Viendra un jour où ils pourront choisir ou garder les deux.» Et il avait parfaitement raison. Plus tard, j’ai choisi la langue arabe par amour.
C’était pour moi une quête de mémoire et de racines, un moyen d’accéder à l’histoire familiale. Ma grand-mère me disait souvent : «Si tu veux comprendre ton histoire, celle de tes ancêtres andalous, tu dois maîtriser la langue arabe.» À l’époque, l’arabe n’était pas toujours accessible : il fallait aller l’apprendre dans les écoles coraniques. C’est là que j’ai commencé à m’y attacher. Aujourd’hui, je considère que nous avons commis une erreur en affaiblissant le bilinguisme. Nous aurions dû le préserver, car il reflète notre histoire. On ne choisit pas son passé : il est fait de blessures, de rencontres et d’héritages. La langue française fait partie de notre mémoire collective au même titre que la langue arabe. L’une et l’autre doivent coexister, se nourrir mutuellement. Le bilinguisme est une richesse, pas une fracture.
Le prix Mon premier livre instauré par le SILA vise à découvrir et à soutenir de nouvelles voix littéraires. Selon vous, en quoi ce type d’initiative peut-il contribuer à renouveler la scène littéraire algérienne et à renforcer le lien entre les jeunes et la lecture ?
Je crois profondément que la littérature algérienne doit être un espace de continuité entre les générations. Les écrivains confirmés ont un rôle essentiel à jouer : celui de passerelles. Nous devons aider les jeunes auteurs à trouver leur voix, à publier, à se déplacer, à échanger avec d’autres. Il faut leur offrir des conditions d’épanouissement : résidences d’écriture, ateliers, rencontres avec les éditeurs, et surtout un accompagnement critique. Car la critique littéraire, aujourd’hui, fait cruellement défaut. C’est elle qui permet aux jeunes écrivains de grandir, de se remettre en question, d’approfondir leurs textes. La jeune génération a du talent, mais elle a besoin d’encadrement et de dialogue. Les écrivains plus âgés doivent encourager cette dynamique, non pas en jugeant, mais en partageant leur expérience. Une littérature qui se renouvelle est une littérature qui se parle à elle-même. Sans dialogue intergénérationnel, il n’y a pas de transmission, donc pas de mémoire.
Vous insistez souvent sur l’importance de la rigueur dans l’écriture. Que diriez-vous à un jeune qui débute dans ce domaine ?
Écrire, c’est avant tout penser. Il ne suffit pas d’avoir envie de s’exprimer pour produire un texte solide. L’émotion et la spontanéité sont légitimes, mais elles ne remplacent pas le travail de réflexion. Tout ce qui est sincère n’est pas forcément juste, et tout ce qui est juste n’est pas nécessairement bien écrit. Il faut apprendre à donner du temps à l’écriture : relire, corriger, reformuler. C’est un travail lent, exigeant. J’encourage toujours les jeunes auteurs à faire lire leurs textes à des amis, à des professeurs, à des lecteurs attentifs. Le regard extérieur est une richesse. Il permet de voir ce que l’auteur, enfermé dans son propre texte, ne voit plus. Les jeunes écrivains qui progressent le plus sont ceux qui échangent constamment, que ce soit sur les plates-formes numériques ou dans la vie réelle. Ils partagent leurs textes, acceptent la critique, participent à des ateliers. L’écriture est une aventure collective avant d’être une réussite individuelle.
Au-delà des prix littéraires, pensez-vous que les institutions culturelles jouent pleinement leur rôle dans l’accompagnement des jeunes auteurs ?
Je distingue toujours deux niveaux : l’effort étatique et la dynamique culturelle. Sur le plan étatique, il existe de bonnes initiatives. Le Prix du Président de la République pour la littérature, par exemple, est une forme d’encouragement très positive. Il permet de récompenser des auteurs méritants et de faire émerger des talents. Mais cela reste insuffisant. Ce qui manque cruellement, ce sont les débats littéraires. Il faut parler de littérature, dans les médias, à la télévision, dans les universités, dans les bibliothèques. Or, aujourd’hui, ces espaces d’échanges sont rares et trop limités. Je suis convaincu que la littérature vit du débat. Même s’il est difficile, même s’il suscite des divergences, c’est ce dialogue qui nourrit la pensée. Une société sans débat intellectuel finit par appauvrir sa création. L’État peut encourager, mais c’est à la société, aux écrivains, aux enseignants et aux lecteurs d’entretenir ce feu.
Le SILA a rendu hommage à Abdelhamid Benhadouga à l’occasion du centenaire de sa naissance. Quelle place occupe, selon vous, cet écrivain dans l’histoire de la littérature algérienne moderne, et en quoi son œuvre continue-t-elle d’inspirer les auteurs d’aujourd’hui ?
Abdelhamid Benhedouga est une figure fondamentale. Il faut d’abord rappeler que c’était un bilingue de grande qualité, à une époque où ce n’était pas évident. Il a su faire dialoguer deux langues et deux cultures avec une grande intelligence. Un siècle après sa naissance, il mérite tout l’intérêt qu’on lui porte. C’est, à mes yeux, le père fondateur du roman algérien de langue arabe. Il a posé les bases d’une écriture moderne, ancrée dans la société, mais ouverte sur le monde. Il faut absolument remettre en valeur son œuvre, la relire, la transmettre. Et cela ne peut se faire que par l’éducation. Il faut le réintroduire dans les programmes scolaires, afin que les jeunes générations découvrent qu’avant elles, il y a eu des pionniers qui ont ouvert la voie. De la même manière qu’on reconnaît Mohammed Dib ou Kateb Yacine comme les fondateurs de la littérature algérienne de langue française, il faut reconnaître Benhedouga pour la langue arabe. Sinon, il restera connu seulement par quelques passionnés. Le livre scolaire, à mon avis, joue ici un rôle déterminant : c’est lui qui fixe la mémoire d’un peuple et détermine les auteurs que les jeunes apprendront à aimer.
M. K.