Samir Grimes, expert en environnement, à El Moudjahid : «Un plan d’urgence de reconstitution des forêts»

Interview réalisée par Soraya Guemmouri

El Moudjahid : Alors que l’Algérie célèbre la Journée nationale de l’arbre, quel regard porte l’expert international sur la situation écologique des régions touchées par les feux de forêts en été dernier ?

M. Grimes : Je prends comme exemple El Tarf, durement affectée, qui abrite un des plus importants parcs naturels de la Méditerranée et de l’Afrique du Nord. Disons-le clairement, les pertes engendrées par les feux de forêt sont inestimables pour l’Algérie mais elles constituent aussi un préjudice écologique pour la Méditerranée, l’Afrique du Nord et pour le capital naturel mondial, tant cet espace constitue une transition écologique entre des espaces similaires ou connectés de l’Eurasie et de l’Afrique subsaharienne. Cette zone abrite l’un, si ce n’est le plus important, complexe humide de la région méditerranéenne avec des forêts littorales très remarquables. Il s’agit d’une source de développement durable pour tout le nord-est du pays. On y trouve près du quart de toute la flore connue de l’Algérie. C’est vous dire toute son importance. D’autre part, la région d’El Kala est exceptionnelle du point de vue de la biodiversité, avec des espèces très rares, dont certaines en danger de disparition..

Dans quelle mesure la sensibilisation pourra-t-elle à votre avis jouer un rôle majeur dans la lutte contre les feux de forêt ?

La prévention doit être considérée comme une priorité. C’est aussi important que la gestion intégrée des espaces forestiers. On doit améliorer davantage la coordination au niveau local pour la préservation et la valorisation durables des forêts. On doit absolument sortir de la démarche sectorielle et orienter la gestion des forêts dans une approche de territoire. La priorité absolue doit être donnée à la participation active, structurée et permanente de la population locale, résidant dans ou à proximité des forêts et impliquant également tous les acteurs économiques qui vivent de la forêt. Certes, les changements climatiques sont un driver majeur, toutefois l’inaction, le manque d’anticipation, l’inconscience doivent constituer des leviers d’action pour atténuer les feux de forêt et leurs impacts négatifs et permettre aux populations de pouvoir s’adapter économiquement et socialement à ce risque majeur qui semble s’installer de manière permanente et avec acuité.

Quelles seraient, de ce fait, vos recommandations ?

Par le passé, et même dans un passé récent, suite aux feux de forêt de 2021, l’Algérie a démontré ses capacités de résilience. Personnellement, je recommande quelques mesures prioritaires: procéder à une évaluation rapide des dommages et définir les priorités d’action en matière de restauration des habitats dégradés. Il s’agit également de faire une requête auprès des instances environnementales internationales pour bénéficier d’un soutien technique et financier, en vue de reconstituer le patrimoine naturel perdu, à l’exemple du parc national d’El Kala qui est considéré par les instances onusiennes comme patrimoine de l’humanité. Ces instances ont une forme d’obligation morale
d’aider à le reconstituer dans les meilleures conditions possibles. Parmi les propositions figurent la nécessité de demander auprès du Premier ministère un dégel exceptionnel des opérations en lien avec l’aménagement, la protection et la gestion intégrée des espaces forestiers. Cela permettra de réaliser l’ensemble des opérations inscrites au titre des actions et activités en amont, ce qui a un effet direct sur le niveau de prévention et de préparation de la population et des acteurs des zones de montagnes et des zones forestières. La dernière recommandation serait de lancer et de finaliser l’ensemble des plans locaux de lutte contre les feux de forêt avant la fin 2023.

La préservation de la forêt a également un impact sur le plan économique et les pertes socio-économiques seraient considérables, n’est-ce pas ?

De nombreux projets d’intérêt socio-économique devront être repensés, notamment ceux liés au développement des filières du lentisque pistachier, du chêne-liège mais également les projets liés au compost et à l’apiculture. Sachez qu’un grand nombre des populations rurales travaillent dans le secteur agricole. L’Algérie est l’un des sept pays méditerranéens qui disposent d’aires naturelles de liège, l’un des dix premiers produits forestiers non ligneux exporté au monde. Notre pays est classé en 3e ou 4e position mondiale en termes de superficies de chêne liège et de subéraie. Le marché du liège est estimé entre 100 millions de DA et 150 millions de DA par an. La vingtaine d’entreprises de transformation du liège, essentiellement à Jijel, Skikda à Annaba et à Bejaia vont certainement souffrir des effets économiques en plus des centaines d’emplois temporaires pour la récolte du liège.

S. G.

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