Nicolas Normand, ancien diplomate français au Mali : «Le retrait malien des Accords d’Alger est porteur de nouvelles menaces»

Entretien réalisé par : Tahar Kaidi

Ancien diplomate au Mali, Nicolas Normand, qui a enseigné à Sciences Po (France), assure que le Mali n’a aucun intérêt à vouloir dégrader sans fondement ses relations avec l’Algérie.

Après avoir chassé la Minusma, le pouvoir militaire en place à Bamako a annoncé la fin avec effet immédiat de l’accord de paix d’Alger, signé en 2015 entre l’État malien et les groupes rebelles indépendantistes touareg et arabes du nord du pays, sous l’égide de l’Algérie.

El Moudjahid : Selon de nombreux observateurs, l’accord de paix d’Alger était l’occasion d’une forte décentralisation et de stabilité pour tout le Mali. Quelle lecture en faites-vous ? Êtes-vous de cet avis ?

Nicolas Normand : Depuis le deuxième coup d’Etat au Mali, de mai 2021, le régime de Bamako a pris un tournant de plus en plus hostile à l’accord et a privilégié le recours à la force pour tenter de régler, à sa manière, les questions qui avaient fait l’objet d’un compromis négocié en 2015. Depuis des années, cet accord était quasiment bloqué par une défiance réciproque entre les parties. La responsabilité des autorités maliennes, avant même les coups d’Etat, me parait prédominante dans la mesure où, en tant que gouvernement, Bamako aurait dû avoir un rôle actif de leader dans l’interprétation et l’application de l’accord, ce qui n’a jamais été le cas. Il y avait clairement un manque de vision et de volonté d’appliquer des réformes décentralisatrices. Les groupes armés signataires ont également fortement contribué au blocage par leurs exigences exagérées en matière d’intégration dans l’armée malienne (FAMA) en matière de quotas, de grades et du rôle de «l’armée reconstituée» qui devait se déployer dans le Nord. Dans ce contexte difficile, le rôle de la médiation algérienne, notamment avec la Minusma et la communauté internationale «garante» de l’accord, n’a pas pu permettre de débloquer la situation. Il me semble qu’Alger aurait pu faire davantage de pression sur les groupes armés, les pressions sur Bamako n’étant guère possibles en pratique. Pour revenir à l’accord d’Alger, il convient de clarifier certains points. Signé le 15 mai 2015 et le 20 juin à Bamako, entre le gouvernement et deux coalitions de mouvements armés, la CMA (ex-rebelles) et la Plateforme (milices loyalistes), il prévoit une nouvelle architecture institutionnelle, une armée nationale représentative, reconstituée et redéployée, intégrant une partie des anciens combattants rebelles et une zone de développement économique prioritaire et de rattrapage au Nord. L’accord devait traiter quatre causes profondes de la rébellion. Premièrement, régler le compte mal soldé des trois rébellions précédentes, en l’occurrence 1962-1964, 1990-19992 et 2006. Celle de 2012 venait à la fois de la mauvaise application des trois accords de paix précédents et d’une volonté d’engranger chaque fois de nouveaux avantages dans une logique de «syndicalisme de la kalachnikov.

D’aucuns ont constaté cependant des similitudes avec certaines de ces rebellions. Que diriez-vous à ce sujet ?

L’accord de 2015 reprend des principes proches de ceux de 1992 et de 2006 : avantages en faveur du nord du pays, retrait de l’armée gouvernementale ou, dans le cas de 2015, redéploiement militaire progressif vers le Nord par une «armée reconstituée», intégration d’une partie des rebelles dans l’armée ou l’administration malienne et réinsertion socio-économique pour les autres, programme ambitieux de développement et enfin décentralisation approfondie. Mais il va plus loin que les accords précédents dans le transfert de compétences et prévoit l’implication d’une Médiation internationale présidée par l’Algérie et comprenant le Burkina Faso, la Mauritanie, le Niger, le Tchad, la CÉDÉAO, les Nations unies, l’OCI, l’Union africaine et l’Union européenne, un comité de suivi de l’accord (CSA)a où la composante internationale est majoritaire, ainsi qu’une garantie internationale de mise en œuvre, et enfin une force de Casques bleus (Minusma) participant à l’application de l’accord. Deuxièmement, la spécificité du septentrion malien, géographique et humaine, est la cause avancée par les rebelles ; c’est la problématique de l’Azawad, inscrite dans l’accord, article 5, qui précise : «l’appellation Azawad recouvre une réalité socioculturelle, mémorielle et symbolique partagée par différentes populations du nord du Mali, constituant des composantes de la communauté nationale». La rébellion inclut, à ce titre, la mémoire des crimes de guerre commis à l’encontre de Touaregs. L’accord tente de refonder le rapport entre le centre politique du Mali et cette périphérie - par une régionalisation approfondie -, prévoit un appui prioritaire pour le développement du Nord et introduit l’existence de droits particuliers pour les populations du Nord. Troisièmement, le refus des règles de la démocratie est une cause non dite de la rébellion. Une difficulté rencontrée pour certains Touaregs est que les élections transfèrent le pouvoir politique aux vassaux ou tributaires, plus nombreux, menaçant donc directement l’ordre établi en castes, ceci essentiellement à Kidal, seule région où les Touaregs sont majoritaires. Les élections peuvent renverser les rapports sociaux au sein de la société. Il n’est pas fortuit que la rébellion ait commencé à Kidal et que les groupes rebelles (la CMA ou Coordination des mouvements de l’Azawad) soient principalement composés de «nobles», tandis que les groupes armés dits loyalistes (la Plateforme), qui s’opposent par les armes aux précédents, sont essentiellement composés des «tributaires» touareg Imghad (et arabes Lemhars, vassaux des Kountas), souhaitant s’affranchir des nobles Ifoghas et Idnanes. Quatrièmement, le contrôle des trafics illégaux : drogue, armes, cigarettes, carburant, migrants ou des richesses minières (l’orpaillage y a commencé en 2015) est une motivation également. Les mouvements signataires se sont affrontés pour le contrôle de ces trafics, qui aurait été au coeur de l’accord Anéfis 1 de 2015, selon Crisis Group (Briefing Afrique N° 115 du 14/12/2015, Mali : la paix venue d’en bas). Le panel d’experts mis en place par le Comité des sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU relève aussi : «des éléments de la Plateforme ou de la CMA (ou se revendiquant comme tels) convoient des colis de drogue à différentes étapes de l’itinéraire de trafic en territoire malien». Sur les ressources naturelles légalement exploitées, l’accord prévoit un partage «selon des critères à définir en commun».

Il y a quelques semaines, le colonel Abdoulaye Maïga a accusé l’Algérie d’avoir multiplié les actes inamicaux, d’hostilité et d’ingérence dans les affaires intérieures du Mali. Comment interprétez-vous ces déclarations ?

Les accusations maliennes d’ingérence ou d’actes inamicaux de l’Algérie me paraissent dénuées de tout fondement, dès lors que Bamako, par sa signature de l’accord, a désigné l’Algérie à la tête de la médiation internationale. De surcroît, le Mali n’a aucun intérêt à vouloir dégrader par de telles attaques sans fondement ses relations avec l’Algérie.

L’Algérie a exprimé sa profonde préoccupation face à cette décision de Bamako, d’une gravité particulière pour le Mali lui-même et pour toute la région. Quelles sont les répercussions sur une région aux frontières perméables à la prolifération des armes et des réseaux terroristes, ainsi que l’influence externe ?

L’Algérie exprime à bon droit sa préoccupation, car le retrait malien de l’accord et le choix de la force armée par rapport au compromis négocié sont porteurs de nouvelles menaces dans un contexte sécuritaire dégradé. Un bénéfice incontestable de l’accord était que les groupes armés signataires avaient scrupuleusement respecté le cessez-le-feu. La rupture de l’accord ouvre un nouveau front après ceux existants contre les différents groupes djihadistes (JNIM et EIGS). On ne peut aussi exclure un renforcement du JNIM par des ralliements individuels de combattants déçus par l’accord ou par des alliances tactiques avec la CMA.

L’Algérie, la France, les États-Unis et l’Union européenne soutenaient cet accord, mais ils assistent aujourd’hui à une liquidation du plan de réconciliation au Mali. Quelle marge de manœuvre politique pour ces pays pour éviter l’embrasement ?
La communauté internationale était co-signataire et garante de l’accord. Mais elle ne peut guère agir, à part des débats au Conseil de sécurité, très probablement neutralisés par certaines puissances qui préfèrent apparaître comme un soutien inconditionnel de la junte malienne plutôt que comme l’un des garants et signataires de l’accord. A la limite, il est probable que ces puissances estiment préférable qu’un chaos se développe au Mali, car ses conséquences négatives pourraient aussi toucher la région et l’Europe occidentale (flux migratoires et diffusion du terrorisme).

T. K.

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