Entretien réalisé par : Boudjemaâ Guetmi
NouarAbidi, professeur expérimenté, membre du Conseil supérieur de la langue arabe et enseignant de linguistique à l’université Chadli-Bendjedid d’El-Tarf, a évoqué l’avenir de la langue arabe dans le pays, son innovation et sa modernisation, à travers sa présence dans les domaines scientifique, culturel et numérique.
El Moudjahid : La langue arabe, riche de plus de 12 millions de mots et de plus de 9 millions de verbes, est-elle largement utilisée par nos citoyens ?
Pr NouarAbidi : Il ne fait aucun doute que la langue arabe possède une richesse linguistique immense, ce qui en fait l’une des langues les plus expressives. Cependant, cette richesse ne signifie pas nécessairement qu’elle est suffisamment utilisée dans la société. Il n’existe aucun institut au monde qui maîtrise l’intégralité du lexique arabe. En Algérie, l’usage de l’arabe reste limité dans de nombreux domaines et lorsqu’elle est utilisée, c’est souvent de manière insuffisante. Le paysage linguistique en Algérie est marqué par le plurilinguisme : l’arabe classique, l’arabe dialectal et de nombreux mots hybrides coexistent, ce qui fait que la présence de l’arabe varie selon les administrations, les médias et l’espace numérique. L’arabe demeure néanmoins la base de l’identité linguistique nationale. Bien que son usage soit répandu dans l’enseignement à tous les niveaux et dans certaines administrations, le pourcentage d’utilisation reste faible. L’objectif principal est de permettre un emploi intelligent de la langue dans les sciences, les connaissances et les manifestations culturelles.
Comment peut-on sauvegarder et promouvoir la langue arabe ?
C’est une question majeure. Certaines personnes croient à tort que la préservation de l’arabe se limite à des slogans ou des communiqués. Or, protéger l’arabe nécessite des études approfondies, des stratégies solides et des efforts considérables, tant matériels que moraux. Cette mission doit commencer dès les premières étapes de l’enseignement et se poursuivre jusqu’à l’université tout en encourageant l’usage de l’arabe dans les médias et les administrations afin qu’elle devienne le moyen fort de communication quotidienne sans gêne ni honte et de manière naturelle qui rende la langue attrayante pour l’utilisateur. Il est acceptable d’apprendre d’autres langues pour acquérir des connaissances mais la production intellectuelle doit se faire dans la langue mère. Ainsi, trois domaines doivent être privilégiés pour préserver et développer l’arabe : l’enseignement, les médias et la création d’un environnement visuel arabe, voire la lettre arabe dans toutes les rues, panneaux et enseignes. La protection de la langue arabe est donc la responsabilité de toute la société car la langue est l’identité qui constitue le moteur de la renaissance et de la civilisation.
Parlez-nous de l’évolution de la langue arabe et des efforts déployés par les pouvoirs publics pour la moderniser.
Aujourd’hui, la langue arabe fait face à plusieurs défis dont le plus important est la forte concurrence des langues étrangères en particulier celles des sciences et de l’économie. L’anglais, par exemple, domine les domaines scientifiques, économiques et médiatiques, représentant environ 90 % de l’espace internet, incluant les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle. Dans notre pays, il est indispensable d’apprendre rapidement cette langue pour rester compétitif car elle continuera à dominer la connaissance scientifique pendant de nombreuses années. Le train du progrès n’attend personne. Les autorités algériennes déploient cependant des efforts considérables pour développer l’arabe tant à travers les programmes éducatifs que par le renforcement de son usage dans l’administration et les médias. La création de deux institutions majeures, en l’occurrence le Conseil supérieur de la langue arabe et l’Académie de la langue arabe, rattachés à la présidence de la République témoigne de cette volonté politique. Si ces efforts se poursuivent et se coordonnent, l’arabe occupera une place centrale dans le système éducatif et dans l’espace public.
Est-ce que la langue arabe est influencée par le numérique et la mondialisation ?
Il est impossible de parler de la langue arabe aujourd’hui sans évoquer la numérisation et la mondialisation. Les médias et l’espace numérique ont profondément modifié les modes d’écriture et de consommation linguistique. La technologie a ouvert de nouvelles perspectives pour l’arabe tout en imposant un rythme favorisant l’écriture et un langage simplifié. Cependant, la numérisation constitue une opportunité historique : elle accroît considérablement le contenu arabe sur internet, développe les outils de traduction automatique et renforce l’intégration de la langue dans les applications et dans les programmes liés à l’intelligence artificielle. Le nombre de ses utilisateurs augmente à l’échelle mondiale. L’arabe occupe la quatrième place parmi les langues les plus utilisées après l’anglais, le chinois et l’espagnol. Certaines études prévoient même une expansion dans le monde occidental grâce à sa flexibilité, sa stabilité et sa capacité à s’adapter aux changements. Contrairement à d’autres langues, l’arabe reste fondamentalement inchangé depuis des siècles, permettant encore aujourd’hui de lire les poèmes d’Antara ou d’Al Moutanabi avec compréhension alors qu’il est difficile de lire la langue de Victor Hugo, La Fontaine ou Shakespeare.
La modernisation de la langue et du vocabulaire pour s'adapter à l'ère numérique est-elle une nécessité aujourd’hui ?
La langue arabe comporte plusieurs niveaux, la langue littéraire et poétique n’est pas toujours celle requise dans l’usage quotidien. Il suffit de s’exprimer avec des mots simples et compréhensibles sans les mélanger avec des termes hybrides étrangers comme c’est souvent le cas dans le dialecte algérien. Des centaines de mots hybrides (en français), sont utilisés chaque jour sans que l’on s’en rende compte. La diversité linguistique en Algérie constitue un enrichissement culturel et renforce l’identité nationale. La presse algérienne doit utiliser une langue claire, contemporaine, précise et accessible à tous sans compromettre l’intégrité de l’arabe classique. Cela nécessite du temps, des efforts, un programme structuré et une formation linguistique des journalistes ainsi que l’encouragement à produire un contenu médiatique de haute qualité en arabe.
B. G.